Stage d’écriture Encre de Marine des 4 et 5 avril 2018, à partir des œuvres de l’aquarelliste Daniel Guilbert- Salle basse de la Communauté religieuse – 130, rue de Freneuse – Saint-Aubin-lès-Elbeuf –

Un texte « à trous » est proposé aux stagiaires. Il leur reste à explorer l’exposition d’aquarelles, de se plonger dans les quelques indications proposées au sujet des mariniers, du Grand Port Maritime de Rouen ou de Brest, du jazz et des musiciens… ou de rester chez soi comme Martine Brûlé à qui l’exercice a été proposé hors stage…, puis de remplir les trous. Tous ou seulement quelques-uns…

Une couleur permettra à nos lecteurs de reconnaître chaque auteur.

 

Titre à définir. Propositions au sujet desquelles nos lecteurs peuvent intervenir… Un corps supérieur pour les titres préférés des auteurs…

 

75 nuances d’aquarelles

75 nuances musicales

Emma, comme Arlésienne

Couleurs musicales

Les chemins de la musique

Le chemin parcouru

Les rencontres de Gilles

75 nuances de Gilles

Vert : Elodie Falgon

Rouge : Martine Brûlé

Bleu : Elisabeth Le Borgne

 

Gilles n’a pris que le temps de glisser son instrument bien protégé par son étui dans la soute à bagages. Il a présenté son iPhone au sympathique conducteur du bus avant de s’engouffrer dans le véhicule et de se laisser tomber sur le premier siège disponible. Epuisé, il s’est endormi illico. Pas question d’être attentif à tout -dedans et dehors- comme à l’aller. Il a bien travaillé. Adieu Paris, bonsoir Rouen. Maintenant, il dort et rien ne pourra le réveiller.

            Il est arrivé à Paris tôt le matin. Par le même moyen. Il aime les voyages en bus. C’est vivant, commode et financièrement, il y trouve son compte. Pas de bagages. Juste son instrument. Il n’a plus rien ou si peu. Plus de maison et plus d’amoureuse. Cependant, il n’est pas venu à Paris par hasard. Il avait quelque chose de précis à y faire. Les répétitions avec le Seventy five ont repris. Plusieurs dates sont inscrites au calendrier. Sur Paris et sur Rouen. Les gars n’ont plus qu’à bien se tenir.

            Le Seventy five existait depuis une dizaine d’années et le groupe de jazz avait eu le temps de se faire apprécier. Tous les ans, dates et répétitions se succédaient, à Paris ou à Rouen. Le nom du groupe venait de…. 1

 

1 – Le nom du groupe le "Seventy Five" venait du nom du petit troquet qui jouxtait leur lycée. Max, Jeremy et Gilles s’y retrouvaient entre leurs heures de cours pour au choix, fumer, draguer, composer, rire ou se défouler sur le vieux baby-foot à droite de l’entrée. Un "Cercle des Musiciens Disparus", un refuge, un rempart contre leurs doutes, leurs questionnements sur le monde des adultes et sur eux-mêmes, la naissance de leurs premières mélodies, une rencontre, une osmose et surtout le début de leur rêve…

 

venait du souvenir de leurs enfances. Tous les membres du groupe avaient eu vingt ans dans les années 75, vingt ans l‘âge de tous les espoirs et de tous les possibles. Ils s‘étaient croisés, avaient partagé les mêmes ambitions, les mêmes pulsations et le groupe s‘étaient forgé autour de cet idéal qu‘ils avaient dépeint, écrit, réinventé et interprété.

 

            Le nom du groupe venait d’un souvenir d’enfance. Pas de Gilles, mais de Max qui vivait au n° 75 d’une petite rue de Paimpol quand il était gamin. Un souvenir si fort qu’un peu de lui était resté à Paimpol. Le groupe tout entier avait suivi, sur les traces de l’enfance de Max, et opté pour le Seventy five quand il avait fallu choisir le nom du groupe.

 

            Antoine lui a bien proposé de rester chez lui après la répétition, mais Gilles a préféré s’en aller, même si rien ne l’attend plus à Rouen, à peine le vieux hangar sur les quais, dont un copain lui a filé la clé. Après tout, la prochaine répétition aura lieu seulement dans trois jours. Il a ses marques et quelques potes à Rouen. Il se débrouillera. Pour le moment, il dort, il récupère.

            A l’aller, il a tout étudié. Tout. Il s’est laissé bercer par les sonneries de téléphone intempestives et ces impudiques conversations qui vous plongent contre toute volonté au cœur de la vie des autres. Il avait soupiré, s’était tortillé sur son siège pour voir la tête de celui ou celle qui parlait. Tiens, lui, il ne l’aurait pas imaginé comme cela. Le garçon communiquait avec l’Espagne. Il avait un copain au bout du fil. A un moment donné, il a même évoqué Salomé, son ex, manifestement restée en Espagne. Aucune animosité. De la tendresse même. Et de la légèreté. Gilles n’en était pas encore là. Y viendrait-il un jour ?

            Une autre conversation vint se mêler à la première. Une voix de femme, plus forte, plus chantante, parfois doublée par une voix masculine. Gilles s’était presque levé de son siège pour mieux voir le visage de la femme qui s’adressait à une Salima, mais il n’avait rien pu distinguer. Il se contenterait d’une voix, surpris par le parallélisme des sonorités « Salomé/Salima ».

            Il avait une voisine qu’il observait à la dérobée. Ce n’était pas le moment de draguer. 2

 

2 – Et puis ce sentiment de liberté intense était si jouissif. Plus de maison, plus d’amoureuse,  pas de bagages, le temps de tous les possibles..Avec en perspective ce grand amour de toujours et ce tête-à-tête fusionnel avec le Jazz. Salima, Salome resteraient des ombres, souvent plus subtiles et plus fantasques que les êtres réels. Bechet, Ellington et Armstrong meubleraient ses solitudes. Et que diantre, il outrepasserait les avis de son chef de groupe et composerait…Il était temps d’oser, de se lancer à corps perdu, de jouer et de créer ses propres mélodies. Saxo, mon Amour….

 

Pourtant la femme à sa droite était d’une étrange beauté à la fois lointaine et si familière. Elle portait en elle tous les délices de l‘éternel féminin, mi sophistiquée, mi sauvage, ni blonde, ni brune, ni forte ni fragile. Il y avait en elle autant d’innocence que d’affirmation. Un charme discret et une arrogante splendeur. Difficile de lui donner un âge, pas plus celui de la passion que de la raison. Chaque mouvement de son corps, chaque expression de son visage la rendait différente, fascinante, absente. Aucune mélodie n’aurait été capable d’en saisir toutes les nuances. Face à elle, les harmonies se faisaient et se défaisaient dans un désordre apparent.

 

            C’eut été du temps perdu, gaspillé bêtement. D’ailleurs, la fille ne lui prêtait aucune attention. Elle avait le nez dans son Smartphone et ne s’occupait guère du reste.

 

  Alors que le bus était encore sur l’autoroute, les véhicules se mirent à ralentir pour se retrouver presque carrosserie contre carrosserie. Gilles fut frappé par la présence d’un mendiant unijambiste, négligemment assis sur le parapet central, au risque de…3

 

3 – Perdre l’équilibre et basculer sur les voies. Il se surprit à penser à cet homme, à sa vie, aux circonstances de son drame. Son imaginaire se mit en marche, guerre, accident..Un mendiant unijambiste au visage buriné, sûrement buriné…obligatoirement  buriné. Des "Hommes Courage" qui se battaient alors que l’existence leur avait ôté le minimum, le gite, le couvert, un membre, courir, se mouvoir, l’autonomie et leur Liberté…Avec quelque pudeur, il savoura quelques instants son propre sort. Libre, nu, à l’exception d’un avenir plein de promesses. Nu et fort à la fois. Il aurait aimé à ce moment précis, serrer fortement son saxo contre lui ou jouer un morceau, histoire de célébrer sa liberté retrouvée.

 

perdre la vie entre deux véhicules. Mais que lui importait peut-être cette perte ? Lui qui avait déjà tout perdu même son honneur ? Rien ne lui restait plus qu‘une jambe pour avancer et une main pour quémander de quoi nourrir son corps sans vigueur et son âme sans espoir.

se faire écrabouiller comme un cancrelas. C’était manifestement un migrant. Il tendait négligemment une petite boîte aux passagers des voitures qui, déjà, n’avançaient plus qu’au compte-gouttes. Il les narguait de son regard rieur. : « Ah, ah, vous vous prenez pour des antis, mais vous n’êtes pas plus avancés à l’entrée de Paris, que vous rouliez en Rolls ou en Twingo. » Son regard riait et les conducteurs ne s’en vexaient pas. Ils prenaient leur mal en patience. Ils avaient l’habitude de ce bug quotidien. Et du regard moqueur du mendiant sur eux. L’unijambiste savait que le soir venu, sa cagnotte serait pleine. Il pourrait manger grassement et sa famille avec lui. Lui aussi, grâce à l’autoroute, était un nanti.

 

            Gilles avait une vague sensation de chaleur et, plus le temps passait, plus il était excédé par la lenteur de la progression du bus. Bon, c’était Paris, mais quand même ! Il avait envie de descendre, de retrouver le groupe et la musique. Ils joueraient des standards comme d’habitude. C’était ce qu’ils jouaient au début et qu’ils continuaient de jouer à la demande générale : Petite fleur de Sydney Bechet, Cotton tail de Duke Ellington, Summertime de Louis Armstrong, Body and Sool de Johnny Green, St Louis Blues de W.C. Handy et tant d’autres. Gilles se sentait une âme de compositeur. Des bouts de mélodies se promenaient et s’entrecroisaient dans sa tête. Il avait même rempli quelques partitions, mais le chef du groupe ne voulait rien entendre. Pour lui, l’heure de passer à autre chose n’était pas encore venue. Il fallait se contenter d’improviser sur les thèmes centraux.

            Gilles avait sauté du bus, rouge comme un coq, avait récupéré son saxo et filé tout droit chez Max qui louait un grenier sous les toits d’un vieil immeuble parisien. Répéter dans un endroit pareil était pour lui un pur bonheur car, depuis sa plus tendre enfance, il vouait aux greniers une véritable adoration………………… 4

 

4 – Il vouait aux greniers un amour véritable. Dans les greniers de l’aquarelliste Daniel Guilbert, s’entassaient de vieilles valises brunes, des tabourets paillés, des poupées cassées et des ours martyrisés. Un paquet de lettres entouré d’un ruban pâli. Missives oubliées, amours passés et doucement défraîchis… Un grenier où dans la pénombre, les enfants aimaient à se dissimuler et s’enfouir. Lieu de découvertes et de rêveries, peu accessibles aux adultes, où les poussières de muent en lucioles magiques, où les senteurs du passé s’éveillent, évocatrices de tous les propriétaires de ces objet abandonnés…

 

            Tous les greniers abritaient des secrets. Secrets de famille enfouis ou oubliés, rangés ou négligés. Chez ses grands-parents il avait un jour découvert des toiles recouvertes de poussières et d‘araignées. Ces toiles semblaient avoir été posées là, sans aucune précaution, à même le sol. En les libérant de leur grisaille, il avait découvert, toile après toile, toujours le même visage. Celui d‘un clown triste. Tantôt vêtu de noir, tantôt costumé d‘un nez rouge. Le clown était le même, seul son apparence variait mais son regard portait toujours la même désolation. En redescendant quelques-unes de ces toiles, il avait découvert qu‘il avait eu un oncle qui rêvait de devenir clown. Ce jour-là il apprit simplement que cet oncle était décédé bien trop tôt. Le silence qui suivi cette révélation ne l‘encouragea pas à en savoir davantage.

 

            Petit garçon, il jouait déjà de la musique dans le grenier de ses oncle et tante, tout en haut d’un vieil immeuble havrais. C’était là qu’étaient remisés tous les objets dont la famille ne voulait plus. Des chaises et de vieilles valises calées contre une fenêtre. Des malles et des vieux seaux. Pour l’enfant, c’était une véritable caverne d’Ali Baba où l’on pouvait se déguiser avec de vieux rideaux et de vieilles fringues hors saison. Ses cousins et lui se délectaient de ces moments bénis arrachés à la « vraie vie », au quotidien de tout un chacun. Mais peut-être après tout que la « vraie vie » était justement ces pépites prises dans le grenier, une à une, avec beaucoup de sérieux et d’application.

 

            Le temps avait filé à la vitesse grand V. Ils avaient joué jusqu’à plus soif sans même une pause-déjeuner. Leurs estomacs n’avaient pas protesté. La répétition achevée, plusieurs nouvelles dates avaient été posées et chacun s’était sauvé de son côté. Gilles avait remballé son saxo et couru jusqu’au premier métro qui lui permettrait de rejoindre Bercy, mieux accessible pour lui que La Défense. Bercy où son bus pour Rouen ne l’attendrait pas si jamais il était en retard. Haletant, il avait pilé devant son bus peu avant l’heure du départ et, comme nous l’avons dit, y était monté pour s’endormir sans plus attendre.

            La vieille dame qu’il avait pour voisine le regardait dormir d’un air attendri. C’est tout juste si elle ne glissa pas ses doigts dans les cheveux mouillés de sueur…………………. 5

 

 

5 – Comme pour chasser les notes de musiques éparses qui dansaient sur son visage repu d’Harmonie. Pour elle, il était trentenaire, presque un enfant. Elle sentait sa fragilité, sa vie sans tracé. Pas vierge de passé mais assoiffé d’avenir. Il sentait bon la musique…Elle se remémora le jour de ses trente ans. Elle s’était habillée de gris ce jour-là. Elle redoutait le passage à l’âge adulte, son cortège de   responsabilités et de contraintes. Responsabilités souvent joyeuses et contraintes souvent douces mais…Elle souriait à sa liberté retrouvée. Vieille oui, mais Vieille de sentiments, d’émotions et puis libre, libre de s’émanciper sans vergogne, de se libérer de ces bâts et carcans sociaux, de ces chapes de conventions, enfin libre d’être elle-même…. Cette pensée lui procura un frémissement délicieux et elle s’assoupit….

 

Elle aussi semblait reconnaître en lui les traces d‘un enfant perdu, si jeune, trop jeune. Un enfant qu‘elle n‘avait pas vu grandir, ni souffrir. Un enfant qu‘elle n‘avait pas su entendre ni aider. Un enfant qui était parti sans elle, là où elle ne pourrait plus le rejoindre, là où il était désormais inutile de l‘attendre

 

            Elle se retint et soupira. Ce garçon lui rappelait son petit-fils, toujours sur la brèche, fringant et renâclant comme un pur-sang.

 

            Le bus s’extirpa tant bien que mal de Paris sans que Gilles s’aperçoive de quoi que ce soit. Cela prit autant de temps qu’à l’aller, mais pour le musicien, quelle importance ? Ensuite, le chauffeur appuya sur le champignon dans une nuit à peine voilée par de fins nuages. Gilles se réveilla en nage peu avant l’arrivée. …………………………….. 6

 

 

6 – Les contours de Rouen se dessinaient peu à peu devant lui. Le manteau de brume s’élevait timidement au-dessus des clochers de la ville. Il sentait l’odeur du port, mélange d’iode et de rouille, de sueur et de poésie. Il aimait Rouen, au gré des heures, ensoleillée et grouillante d’activité, ou sombre, calme et mystérieuse. Il se redressa sur son siège. Un café fort serait le bienvenu…

 

Il s’était laissé engourdir par ses songes. Le temps et l’espace l’avaient emporté. Il était seul dans une salle de répétition. Devant lui une partition qui peu à peu prenait forme et vie. Gilles apportait à chaque respiration une nouvelle série de notes qu’il testait immédiatement sur son instrument. Une fois le nouveau morceau joué et rejoué, entendu et réentendu, il barrait, réécrivait sur sa portée, un bémol au-dessous, une croche supplémentaire, un nouveau soupir entre deux envolées. Composer était son rêve le plus cher et le plus précieux. Faire jaillir du bout de son crayon de nouvelles tonalités et tempos toujours plus adaptés aux battements de son cœur. Voilà ce qui le faisait tenir debout répétition après répétition, spectacle après spectacle.

 

            Il s’épongea comme il le put avec un mouchoir en papier. Il faisait toujours aussi chaud dans ces bus. Pas eu le temps d’avoir froid entre la répète, la course dans le métro et la macération dans le bus ? C’était à la descente qu’il pouvait attraper la crève. Et bien sûr dans son hangar d’adoption. Mieux valait se couvrir, autant que cela était possible.

 

            Avant de descendre du bus, Gilles salua le conducteur qu’il avait déjà eu l’occasion de croiser, échangea quelques mots avec lui et franchit les trois marches qui le séparaient du sol. Il récupéra son instrument en se cognant la tête contre le coffre ouvert de la soute et s’éloigna, un peu assommé, vers les quais tout proches, de la rive gauche de Rouen. Le garçon n’était à la rue que depuis deux jours. Il était encore propre et à peu près soigné, d’autant qu’il pouvait se laver chez un copain, celui qui lui avait laissé la clé d’un hangar appartenant à son père, où il pouvait se glisser sans gêne pour dormir et se nourrir s’il le souhaitait.

            Il ne réalisa qu’alors qu’il n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures et qu’il avait faim. Ses heures de sommeil dans le bus avaient été réparatrices. Il se sentait un peu reposé. Son estomac grondait, mais pas question de manger tout de suite. Il devait bien lui rester quelque chose à grignoter dans le hangar. Il avançait sur les quais, avec le sentiment que quelqu’un marchait derrière lui. ………………………. 7

 

 

7 – Il se sentait épié…. Peut-être était-ce seulement le manque de sommeil et la faim qui le tenaillaient. Il rêvait "concret"…. D’une tranche de pâté persillé et d’un verre de rosé du Lubéron, mélange de tons subtils alliant le vert et le rose…

 

Instinctivement il se retourna mais aucune ombre humaine ne semblait le suivre. Il calma alors sa respiration. Cet étrange sentiment ne lui était pas inconnu. Bien souvent il avait eu l‘impression d‘être regardé alors qu‘il était seul, épié alors que les lieux étaient déserts. C‘était un peu comme si, involontairement, il comblait sa solitude de présences innocentes et rassurantes. Souvent il lui arrivait de parler seul, encore plus souvent de chanter sans auditoire. Son envie de vivre était telle qu‘il lui fallait user de subterfuges pour remplir ses jours de beautés et de magie, d‘amis fidèles et de frères improbables.…………………….

 

            Qu’allait-il lui arriver ? A un moment donné, il fit brusquement volte-face. Personne. Cette impression n’était sans doute que le fruit de sa trop riche imagination. Il poursuivit son chemin en donnant régulièrement un coup d’œil derrière lui. Car il avait beau faire, son impression première persistait. Derrière lui, la présence restait quasi palpable.

 

            Quand il fit tourner la clé dans la serrure et rejoignit le petit coin où il avait fait son nid, il sut tout de suite qu’il avait été visité. Il entendit même des pas furtifs s’éloigner. Pas question décidément d’avaler quoi que ce soit. Ses maigres réserves avaient été vidées. Il hésita à s’allonger dans le noir. L’inquiétude lui serrait le ventre. Il maudissait Emma de lui avoir fermé sa porte. Il fit quelques pas à l’aveuglette et….. 8

 

8 – Il vérifia pour la seconde fois le contenu de son garde-manger. Rien, pas une miette….Nombre de pauvres hères aient dû passer par ce hangar, s’évanouissant ensuite dans cette immensité de containers avant d’embarquer, plein d’espoir, vers des destinations inconnues. L’envie d’un repas revînt. Il lui fallait soit n’y plus penser du tout, soit y penser très très fort….quelques coquilles St Jacques frémissantes sur un lit de poireaux fondus au vin blanc, un foie de veau vénitienne avec quelques girolles dorées, une tarte tatin façon ma grand-mère, le tout arrosé de quelques bons crus…Il se reput longuement de ces saveurs délicates….Il se sentait déjà mieux et allait pouvoir entamer sa digestion…..

 

trouva rapidement l‘interrupteur lui permettant d‘éclairer les lieux. De la vaisselle usagée traînait dans un évier crasseux, des draps encore froissés recouvraient le canapé affalé, une veille télévision veillait encore, seule et presque muette dans le hangar abandonné.

 

buta contre quelque chose. Il entendit feuler. Il avait du marcher sur la queue ou la patte d’un chat en visite dans le hangar. Ses réserves avaient-elles été pillées par les ouvriers qui réparaient un grand navire ? Ils œuvraient toute la journée dans le vaste local. Bah… Cela était du domaine du possible, mais rien ne permettait de l’affirmer à cent pour cent. Son petit doigt lui disait que les ouvriers n’étaient pour rien là-dedans. Il s’agissait de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’avait rien à faire dans le local, qui y avait élu domicile sans autorisation. Il crut apercevoir une ombre. Elle passa et repassa devant lui. Etait-ce une hallucination ? Etait-ce à chaque fois la même ombre ? Il avait aussi le sentiment d’entendre parler, murmurer à voix très basse. Son imagination était décidément en marche. Autant que ses sens aux aguets. Mais qui, entre ses sens et l’imaginaire, l’emportait ? Il crut apercevoir un homme, puis une femme. Il crut percevoir la retraite silencieuse de l’un et de l’autre. Combien étaient-ils dans cet abri de fortune qui était également celui de Gilles ? Il finit par se persuader que le hangar était vraiment squatté. D’ailleurs -qu’il était bête- ses provisions avaient bel et bien disparu. Oui, mais… les ouvriers… « Ta, ta, ta, coupa se petite voix intérieure, des squatters… »

 

            Manifestement, il allait devoir apprendre à partager. Clé ou pas clé, il y avait moyen d’entrer dans les locaux et d’y vivre sa vie. La colocation serait heureuse ou compliquée. Tout dépendrait du ou des colocataires. Non sans une certaine appréhension, Gilles finit par se coucher et s’endormir. De toute façon, il était si fatigué qu’il n’aurait pas pu mettre un pied devant l’autre.

            Il se réveilla tôt le lendemain matin avec une violente envie de faire pipi. Il bâilla et s’étira longuement avant de se souvenir de son inquiétude de la veille. Son lever fut alors rapide. Il jeta des regards inquiets autour de lui. …………………………………. 9

 

9 - et vérifia qu’aucun inconnu ne dormait auprès de lui. Personne…lorsqu’il perçut un léger bruit furtif, répété, gracieux…Il distingua dans la pénombre une paire de petits yeux vifs aussi inquiets que lui. Le chat était gris, hésitant à parts égales, entre mécontentement et curiosité. Il finit par s’approcher, donna un petit coup de patte interrogateur à Gilles, puis le trouvant à son goût, se lova contre lui. La colocation s’avérait harmonieuse…

 

mais rien n‘avait bougé. La télévision diffusait les programmes de la matinée. Dans le coin le plus sombre, l’évier était toujours aussi sale et encombré. Les draps qu‘il avait ôtés du canapé pour s‘y allonger traînaient à ses pieds, seuls témoins de son passage en ces lieux.

 

rien ne lui sembla changé. Pourtant, au fond de lui, il pressentait encore une présence étrangère, à la fois lourde et légère. Pas de vraie menace, cependant. Si quelqu’un lui avait voulu du mal, il ne serait déjà plus de ce monde. Donc, personne ne lui en voulait. Mais qu’arriverait-il s’il se retrouvait face à l’un des squatters ? Non, il ne fallait pas se mettre martel en tête. Cela ne servirait à rien. Tout irait bien.

 

            Gilles alla vider sa vessie, toujours aux aguets. Il ne tenait pas à traîner davantage dans le secteur. Il rassembla le peu d’affaires discrètement camouflées dans un recoin du hangar et s’éloigna en prenant soin malgré tout de refermer les serrures à double tour. Son estomac lui rappela à nouveau qu’il avait faim. Le trentenaire se mit à longer le quai pour rejoindre le centre-ville, rive droite. Il admira la belle lumière du matin et fit un léger écart pour éviter le camion qui avançait vers lui. « Que d’agitation de bon matin ! » se dit-il en observant les nombreux mouvements de véhicules, de grues, d’hommes… alentour. Il avança encore et croisa bientôt un artiste-peintre à l’ouvrage. Les deux hommes échangèrent quelques mots et…. 10

 

10 – quelques "mots d’artistes" sur la lumière ambiante. L’aquarelliste peignait, "croquait" les lieux et les gens, la foule matinale dans le brouhaha, mais aussi les bateaux qui se balançaient doucement, alignant sagement leurs tons de bleu, de jaune et de rouille. Sa toile résonnait des sons divers de ce monde coloré. Travailleurs, locaux, touristes, badauds, où se hâtaient-ils tous ? Travail, rendez-vous, départ, retrouvailles… Ils s’entrecroisaient sans relâche… Il réalisa subitement que lui aussi avait un but. Il salua le peintre et reprit son chemin….

 

Gilles se rassasia des premières traces de pinceaux que l‘homme venait de déposer sur sa toile. Il devina les premières formes des quais qui s‘étendaient devant eux, l‘ébauche d‘un pont, la vibration de la Seine, l‘apparition d‘une péniche. Les cloches d‘une église au loin lui rappelèrent qu‘il était temps de nourrir son corps fatigué. A regret, il quitta le peintre et arracha ses yeux de cette toile qu‘il avait vu naître.

 

Les deux hommes échangèrent quelques mots. Le peintre confia à Gilles combien il appréciait la lumière du matin qu’il aimait tant peindre et qu’il rendait avec tant de délicatesse grâce à l’aquarelle. Gilles observa les mouvements du pinceau, la peinture qui se diluait dans l’eau, les grues au travail, jaunes ou grises, qui déjà grinçaient avec un bruit métallique, les grands bateaux réveillés, palpitants d’agitation, les immeubles et la cathédrale au loin, le ciel mauve qui s’effilochait entre deux échafaudages, les voitures et camions allant et venant sur les quais, des péniches sagement rangées côte à côte. Gilles avait toujours été impressionné par les voitures des bateliers, amarrées on se demandait comment sur les péniches. Comment s’y prenaient les mariniers pour monter ou descendre leur véhicule du bateau ? Les pauvres avaient bien peu de place pour leur petite famille. La cargaison d’abord. La vie humaine passait après. Seul comptait le labeur qui démarrait aux aurores pour s’achever à la nuit. Taillables et corvéables à merci. Les femmes aidaient les hommes de leur mieux. Les enfants aussi. Les femmes s’occupaient des repas et de l’entretien du logis flottant. Au loin, les ponts de Rouen s’entrecroisaient à l’instar des rues chargées de véhicules. Près des deux hommes, un groupe d’ouvriers repeignaient la coque d’un trois-mâts. A quelques mètres de là, Gilles déchiffra le nom d’un bateau, la « Marie-Jeanne » venue de Papeete. Destination lointaine que le musicien ne rejoindrait pas de sitôt. Rêveur, Gilles reprit son chemin. Il longea les rails et fila…

 

            Gilles reprit son chemin et fila vers le centre-ville. La boulangerie la plus proche ferait l’affaire. Son estomac grondait de plus en plus fort. Ce fut un bonheur de s’attabler dans un bar devant un grand café fumant et une demi-douzaine de croissants chauds. C’était la fin de l’hiver et il faisait encore froid. La nuit avait été inconfortable, même si le jeune homme avait finalement bien dormi. Il resta longtemps attablé, l’étui de son instrument posé près de lui. Que pourrait-il bien faire de sa journée sachant que le hangar était moins hospitalier qu’il en avait l’air. D’abord, il passa un coup de fil à son pote pour l’informer de l’insécurité des lieux.…..11

 

11 – Ayant dit au revoir au chat gris, il reprit son saxo. Il sentait confusément que son destin l’attendait ailleurs, voir l’appelait. Il lui fallait continuer sa route. Pourquoi pas vers Brest, vers l’embouchure de la Penfeld ? Cette ville médiévale l’attirait irrésistiblement, elle sentait bon l’histoire, le port et la marée.  Il se rendrait peut-être sur l’île de Crozon, enfin il verrait bien où le guideraient ses pas….

 

 

Comme souvent il tomba immédiatement sur sa messagerie. Ses amis étaient régulièrement injoignables, constamment occupés à bien d‘autres obligations qu‘à l‘entretien d‘une quelconque camaraderie. Ses potes étaient, comme lui, des oiseaux de passage, d’éternels vagabonds qui parfois se posaient sur un même morceau de terre, le temps de partager une bière ou deux. Un idéal qui se rejoignait parfois le temps que dure une cigarette, un air de jazz, un flirt imprévu. Après avoir testé plusieurs numéros, une seule et unique conclusion s‘affichait. Il allait devoir se débrouiller seul..…..

 

La sonnerie dura longtemps. Plusieurs minutes. Décidément, ce garçon était toujours sur répondeur. Sans doute était-il encore avec une nouvelle fille. Il avait mieux à faire que de décrocher. Les filles étaient son péché mignon. Il les consommait avec gourmandise, puis les laissait tomber avec délectation. Il était ce que l’on appelle un bourreau des cœurs, un briseur de verre fragile que rien, ensuite, ne parvenait à raccommoder. Gilles ronchonna, attendant le moment de parler : « Ton hangar n’est pas très sûr, mec ! Ton père a régulièrement de la visite, tiens-le toi pour dit ! Je vais te rendre ta clé et passer ailleurs. A plus ! » Il raccrocha. Cela fait…

 

            Après avoir raccroché, sa décision fut vite prise. Après tout, la prochaine répétition à Paris n’aurait lieu que dans trois jours. Il avait le temps de voir venir. Et s’il n’avait plus de toit, son compte en banque n’était pas à sec pour autant. De surcroît, la gare routière n’était pas bien loin du café. Il allait se renseigner sur les horaires et partir pour Brest où il pourrait louer une chambre pour la nuit, à l’auberge de jeunesse par exemple. Ce ne serait pas pire que les quais de Rouen dans un hangar prêté et en principe, fermé à clé. Il déplia ses abattis, paya son café et se dirigea vers la gare routière où il constata qu’il avait largement le temps de gagner l’arrêt d’autobus avant l’arrivée du prochain bus pour Rennes…………………… 12

 

12 - Il s’assit sur un banc à l’arrêt du bus et ferma longuement les yeux. Il sentit une présence s’asseoir auprès de lui. Une femme…elle sentait bon la vanille et les agrumes. Il savoura cet instant et huma cette quiétude fugace. Il n’avait nul besoin de la voir. Emma, Salomé, Salima…Il préférait l’imaginer, elle portait un prénom doux annonciateur de voyages, une étudiante fraîche et timide aux longs cheveux bruns. Les contours de son visage s’estompèrent doucement et sur cette image, il s’assoupit vraiment….

 

Il avait donc le temps de faire demi-tour, le temps de rejoindre le peintre de tout à l‘heure et d‘admirer la construction de son tableau. Entre temps la lumière avait changé. Avant d‘atteindre son but il imagina les couleurs que l‘artiste avait dû utiliser. Sans doute beaucoup trop de gris. La Seine était grise, le ciel chargé. Il se plut cependant à envisager une touche de violet sur les rebords de l‘eau. Monet l‘avait bien osé. L‘art ne consistait-il pas à adoucir un peu les ternes lueurs de l’hiver, à réchauffer d‘une note orangée la langueur de la Seine, à réveiller d‘un trait subtil l‘uniformité du ciel ? Mais la pluie se faisant plus pesante, il rebroussa de nouveau chemin et attendit docilement le bus à l‘abris de la gare routière. Le peintre avait dû lui aussi renoncer et ranger ses pinceaux.

 

A part un petit sac à dos et son saxo, point de bagage. Il n’était pas très encombré. A pas lents, il quitta la gare routière. Rue… (à vérifier) plusieurs autobus prenaient et lâchaient des passagers encombrant l’espace. Il patienta et traversa sur sa droite, longeant la rue … Il passa devant les Nouvelles Galeries, rue…., puis tourna rue du Bac où il admira les vitrines. Celles de l’Espace de la Calende et sa voisine, dédiée à la céramique. Plus loin, au coin de la rue, celle, colorée et ludique, d’un loueur de déguisements. Suivaient deux ou trois brasseries débouchant sur le quai Pierre Corneille qu’il prit à gauche. Il traversa encore et se rapprocha de l’avenue Champlain où il n’attendit pas longtemps son bus. Il procéda au même rituel que pour Paris. Son étui à musique fut déposé dans la soute et il se fit enregistrer par le chauffeur avant de  sauter dans le car. Le soleil brillait faiblement. Il était encore tôt. Il serait à Brest à une heure plus que raisonnable. Il aurait le temps d’y profiter d’un petit bout de la journée. Peu de monde dans le bus. Les allées et venues entre Normandie et Bretagne étaient-elles bien rentables pour des professionnels de la route ? Sans doute s’en sortaient-ils tout de même, sinon ils auraient tiré le rideau. L’initiative était bonne, très bonne. Désencombrer les routes et se laisser conduire était une bonne chose tout comme le covoiturage. Les tarifs dégressifs aussi. Encore fatigué de sa répétition de la veille, suivie d’une nuit médiocre, Gilles ne tarda pas à s’endormir. Il dormit presque jusqu’à Brest où il arriva sous le fameux crachin breton.

 

            Il arriva à Brest sous le fameux crachin breton. La météo lui importait peu. Il aimait cette ville reconstruite après la deuxième guerre mondiale. Il pourrait, s’ils étaient disponibles, rendre visite à des copains qui vivaient là à l’année. Il serait toujours temps de les appeler. Pour le moment, il voulait être seul et juste arpenter la rue de Siam dont il appréciait les vitrines. Ce pourrait être l’occasion de se faire plaisir. Et puis, il se paierait un bon restau pour demander pardon à son estomac de l’avoir tant privé la veille. Il ferait encore un tour du côté des chantiers navals. Peut-être apercevrait-il au loin un grand navire de la Marine Nationale. Ce n’était pas rare dans le coin.  ………………….. 13

 

13 – Il connaissait un peu Brest et partit en quête d’un vrai restaurant Brestois, repaire des locaux et des pêcheurs. L’enseigne "La Matelotte" puis la lecture de la carte, l’attirèrent. Quelques touristes en mal d’authenticité et des îlots de pêcheurs et de marins déjeunaient sur des nappes à carreaux bleus.  Une photo défraîchie de la fameuse "Matelote" et de son équipage trônait dans la salle. Gilles fit un solide repas, réel celui-ci et l’apprécia à la mesure de sa faim…

 

De son enfance il avait retenu le cheminent lent des péniches, le chavirement doux des navires, le clapotis régulier de l’eau qu’elle soit douce ou salée. Il y avait dans ces déplacements harmonieux d’une coque sur l’eau, quelle que soit la portance du navire, la nostalgie fugitive du temps qui s’écoule, imperturbable et confiant. Rien ne semblait pouvoir arrêter cette course infinie, ce chemin emprunté chaque fois différent, cette route qui se dessinait à mesure que l’on avançait, pas à pas, vagues après vagues, port après port. ………………….. 13

Les quais brestois n’étaient pas sans rappeler ceux de Rouen. Des hangars encore, des autos, des camions, des grues à l’ouvrage, grinçantes et affairées. Des hommes aussi. Peu de femmes. Quelques passant, parfois bedonnants. Au loin, dans une brume bleutée, une enfilade de bateaux sur la rade. Et bien sûr des mouettes, des goélands, des hirondelles de mer et l’air iodé qui nous emportait loin, si loin de nous-mêmes. Ou si près.

 

            Gilles n’était pas seul à traîner sur les quais. Et bientôt, il écarquilla grand les yeux car cet homme qui dépliait son matériel de peintre sous son nez ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui qu’il avait croisé tôt le matin à Rouen. Voyant son étonnement, Daniel Guilbert lui sourit et engagea la conversation : 14

 

14 – Ou plutôt reprit le fil de la conversation qu’il avait entamée à Rouen. La lumière seule avait changé et quelques ombres grisées avaient fait leur apparition. Mais s’agissait-il de Daniel Guilbert ? Etait-ce le même tableau ? Ce tableau-ci représentait avec talent des bateaux de tous acabits, céréaliers, sardiniers, barquettes mais aussi voiliers d’exception, vieux gréements, bâtiments de la Marine d’Etat, vedettes anciennes, de plaisance ou de course Transatlantique. Il ne savait plus, il avait traversé ces villes un peu comme dans un songe, tout entier à ses propres préoccupations. Il scruta la mer et la ligne d’horizon qui s’étendait à perte de vue. Il savait qu’il avait raison d’être là….

 

Vous semblez surpris de me trouver ici pourtant j’y suis très souvent. Je nourris mes toiles de toute cette eau qui s’écoule. De Brest à Paris en passant par Rouen je suis l’homme de tous les quais. Il y a au bout de mes doigts, chaque fois renouvelé, le plaisir de poser sur le papier, juste un instant, la magie d’une onde, la douceur d’un flot. Ne soyez pas surpris ce que je n’arrive pas à exprimer s’inscrit au fil du temps au bout de mon pinceau et j’en suis moi-même très souvent médusé, parfois interdit.

 

-          Comme on se retrouve, dites-moi ! Je viens juste d’installer mon chevalet !

-          Ça alors ! Qui l’eût cru ? Nous avons voyagé en même temps, alors ? Vous n’êtes pas resté longtemps peindre à Rouen.

-          J’ai achevé une aquarelle commencée il y a trois jours. J’en suis satisfait et j’avais envie de sentir l’air de la mer. C’est pourquoi je n’ai pas tardé à sauter dans ma voiture. Si j’avais su, je vous aurais emmené.

-          Je ne savais pas moi-même. J’ai décidé vite fait de mon départ pour Brest. Et je suis content de ma décision.

-          Tant mieux.

-          Qu’allez-vous peindre à Brest ?

-          Les bateaux, toujours et encore, les quais, la rade, les chantiers navals. Peut-être aussi un parc ou un jardin, un monument, le Pont de l’Harteloire.

-          Ce ne sont pas les sujets qui manquent.

-          Ça non. Et vous, qu’allez-vous faire à Brest ?

-          Je ne sais pas. Respirer, jouer de la musique, voir des copains.

-          Profitez bien. Le crachin est bon pour les humains comme pour la terre. Il nous décrasse les idées et nous adoucit la peau.

-          Vous ne le craignez pas pour vos aquarelles ?

-          Non, regardez… C’est déjà fini !

-          Bon séjour en Finistère et à bientôt peut-être.

-          Bon séjour à vous. Nous finirons bien par nous revoir. C’est écrit.

-          Si vous le dites…

 

            Après son périple sur les quais, Gilles prit un bus pour Saint-Pierre, puis il marcha à pas lents jusqu’au parc de Kerbonne. La pluie avait cessé au profit d’une belle trouée lumineuse. Il s’installa dans l’herbe mouillée sur une petite butte qui lui offrait un magnifique panorama sur la mer. Toute la rade lui faisait face. Le peintre aurait eu de quoi se régaler ! Il resta longtemps sans bouger avant de s’allonger de tout son long et de s’endormir. Combien de temps dormit-il ? Plusieurs heures sûrement car le soleil plongeait à l’horizon quand il rouvrit les yeux. Il se dit alors que ce ne serait pas gagné de dénicher une chambrette à cette heure déjà avancée. Oh… après tout, l’auberge de jeunesse serait peut-être encore ouverte quand il la rejoindrait. Il vérifia quand même la position des aiguilles de sa montre et fit une grimace. Zut ! Voilà qui semblait compromis. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il sortit sa clarinette de son étui et se mit à jouer.

            Bientôt, un couple surgi de nulle part vint piler devant lui. Gilles ne cessa pas de jouer pour autant. Le couple resta longtemps sans parler ni bouger. Tout le répertoire du musicien y passa ou presque. La nuit commençait à étaler sur eux son long manteau sombre. Quand la clarinette se tut, les deux hommes et la femme se mirent à parler. La musique les unissait. L’homme et la femme étaient eux aussi plongés dedans du matin jusqu’au soir ou du soir jusqu’au matin. L’homme pratiquait les percussions et la femme chantait. Ils aimaient le jazz et invitèrent Gilles à les suivre chez leur tante Yvonne qui avait toujours un bifteck et une tournée de frites pour les hôtes de passage. Ensuite, ils auraient une chambre pour Gilles dans leur appartement situé près de la gare et donnant sur la Place Sané.

…………………………… 15

 

15 - Tante Yvonne habitait le quartier Recouvrance, dans une rue qui descendait vers le vieux port, une bicoque de pêcheur sans prétention, qui sentait bon le pain chaud et la bienveillance. Après un dîner simple et frugal, les nouveaux amis de Gilles, Gwenn et Ketell, s’assirent sur le canapé. Tante Yvonne, une active lève-tôt, était déjà partie se coucher. Les 3 amis se taisaient. Les notes de musique avaient tiré un trait d’union entre eux et continuaient à bruisser doucement. Ils laissaient la torpeur de cette amitié nouvelle les envahir. Certains silences sont plus parlants que des flots de mots et ils savaient tous les 3 que le temps ne leur était pas compté…Dès le lendemain tout était réglé avec Max….

 

Gilles accepta de bon cœur leur proposition, ravi de partager sa soirée en compagnie d‘amoureux de la musique, de disciples de l‘harmonie. La soirée qui suivi fut à la hauteur de ses espérances. Il jouait, la femme chantait, l‘homme tapait sur ses caisses et tante Yvonne se risqua même à quelques pas de danse. D‘emblée le nouveau petit groupe accorda ses mélodies à la perfection. La musique se fit docile et tendre, mélodieuse et fiévreuse. Au fil des improvisations, Gilles ajouta, peu à peu, le répertoire de ses dernières compositions. D’un regard la femme ajustait sa voix, l’homme le rythme de ses percussions. La nuit passa sans aucune fausse note et ils se retrouvèrent tous à l‘aube épuisés mais heureux d‘avoir partager une même passion.…………………………

 

            La soirée passa trop vite. Tante Yvonne était une femme exquise. Et Tonton Jean était adorable. Rue de Mesdoun, un excellent kir fut servi aux jeunes gens, puis les steacks-frites se préparèrent en un tournemain. Si le trio avait écouté le couple de retraités, ils auraient tous prolongé la soirée fort tard, d’autant que les musiciens jouèrent à tour de rôle, puis ensemble, accompagnés par la voix de soprano de Katell. Rien de mieux pour faire connaissance. Emma était loin. Qu’est-ce que Gilles avait bien pu jamais avoir affaire avec elle ? Gwen composait aussi. Tout autre chose que Gilles. Mais il aimait le jazz et en jouait parfois.

            Chez Katell et Gwen, la soirée s’était poursuivie raisonnablement. Des possibilités avaient été évoquées, des choix avaient été faits. Et si les Brestois et le Normand travaillaient ensemble ? Il suffisait de se mettre d’accord avec les autres membres du Seventy five. Ou de concocter un projet sympa, juste pour tous les trois. Il y a avait moyen de… Tout leur était ouvert. Il leur suffisait de décider. Et ils décidèrent.

 

            Tout était réglé avec Max. Cela faisait longtemps que le groupe avait envie d’adjoindre une chanteuse à leurs prestations. Et la présence d’un nouveau percussionniste ne pourrait nuire à l’ensemble d’autant que Jérémy parlait de s’en aller. Gilles avait bien fait de venir à Brest. Non seulement il s’y était retrouvé à l’abri, mais encore y avait-il trouvé le moyen d’élargir le Seventy five. Cerise sur le gâteau : le couple semblait OK pour créer à part du groupe, un trio qui leur permettrait de présenter en public les compositions de Gilles que ce dernier avait joué jusqu’à plus soif à ses nouveaux amis. Brest, décidément, lui réussissait ! Ils prirent une bonne journée pour tout affiner avant de sauter dans la fourgonnette de Gwenn et Katell et de prendre la direction de la capitale via Paimpol où les jeunes Brestois avaient affaire……. 16

 

16 – Gilles entrevoyait comme un rai de lumière, un horizon nouveau, fragile encore, pas totalement construit mais serein. Il allait enfin pouvoir présenter ses dernières compositions et grâce à ses nouveau amis, composer et composer encore…Les notes de musique se pressaient dans sa tête. Il entendait le cri des mouettes rieuses, joueuses et gaies. A Paimpol, pendant que Gwenn et Ketell vaqueraient à leurs occupations, il irait à la pointe de Guilben, un endroit qu’il affectionnait particulièrement, pour scruter le large…

 

Gilles avait depuis longtemps oublié le pourquoi de son voyage à Brest mais peu importait désormais. Il avait trouvé ce qu‘il cherchait, une nouvelle route à suivre. Ainsi la distance qu‘il avait mise entre Paris et lui, lui avait permis de se définir un nouvel avenir et c‘est tout qu‘il garderait de son périple. Une nouvelle page à écrire avec deux formidables amis croisés un soir de hasard face à la rade.….

 

Un vieil oncle à visiter, à Paimpol aussi, ancien marin comme son frère Jean, propriétaire d’un rafiot qu’il fallait l’aider à tirer sur la plage grâce à une remorque accrochée à un gros tracteur rouge. C’est qu’il n’était plus tout jeune, le Tonton Paulot. Il ne pouvait plus s’acquitter seul des tâches qu’il s’octroyait autrefois. Alors, les jeunes étaient de la partie, et comme le tonton était du genre sympa, cela ne posait aucun problème. Tonton Paulot les accueillit avec une bouteille de rosé et une tranche de pâté de campagne. Il était à peine dix heures quand les musiciens arrivèrent chez lui, mais il n’y avait pas d’heure pour les braves et le rosé se mariait au pâté à n’importe quel moment de la journée. Le pâté -maison- étalé sur du pain de campagne -maison également- était un délice. Tous se régalèrent avant de descendre sur la plage où la marée avait bien commencé à baisser. Ils n’auraient que le temps de ramener le rafiot sans trop déranger les pêcheurs à pied déjà nombreux. Il leur fallut plus de deux heures pour faire leur affaire. Sans compter qu’au retour, ils admirèrent une rangée de barques échouées sur la grève. L’odeur iodée envahissait leurs narines et leurs poumons. Quel bonheur ! Un groupe de cormorans silencieux étendaient leurs ailes au ras des vagues. Quelques aigrettes picoraient dans leur sillage tandis que deux cavaliers faisaient trotter leurs montures sur le sable. L’un d’eux semblait maîtriser plus ou moins bien la situation. Son cheval menaçait de se cabrer et de foncer sur le tracteur rouge appartenant à un copain de Paulot. Il avait beau tirer sur les rênes, rien n’y faisait. Comment se solderait l’aventure ? Allons bon, le cheval tirait du col vers Katell. Il savait reconnaître une belle fille, dites-donc ! Une belle fille aux nattes brunes légèrement dénouées. Et aux joues rougies, pincées par la fraîcheur de l’air. Katell respirait la santé. Manquerait pu que ce maudit canasson vienne la culbuter !

            Le quatuor s’éloigna en direction des chantiers navals, pour une nouvelle halte. Cette fois, on passa au vin blanc et aux huîtres, avec de vieux potes à Paulot. Tout ça avec du pain bis maison. Un régal ! « Bonne inspiration que cette idée d’aller à Brest ! », se dit encore Gilles. Il ne regrettait rien. Sûrement pas. Tous mangèrent de bon cœur avant de reprendre la route qui se fit sans entrave…

 

            La route se fit sans entrave malgré quelques flocons de neige. L’amitié était scellée. Gilles sentait bien qu’il avait atteint un nouveau tournant de son existence. Il s’apprêtait à passer à autre chose. Même Emma était oubliée. Elle faisait désormais partie de son passé. Pour un peu il la remercierait de l’avoir évincé de sa vie. Il la bénit en passant au large de Rouen sur l’autoroute. Les bouchons reprirent à l’endroit même où ils avaient commencé lors de son dernier voyage à Paris. Le mendiant unijambiste, la sybille à la main, semblait ne pas avoir quitté sa place. Dans la voiture de Katell et Gwenn, il faisait nettement moins chaud que dans le bus. L’air était respirable et seule une belle chaleur humaine régnait dans l’habitacle. Bientôt, ils aperçurent la Tour-Eiffel au loin, quelques péniches amarrées aux quais, ils traversèrent les Champs-Elysées, se trompèrent et se retrouvèrent face au Sénat, puis au grand portail de Notre-Dame devant lequel posait un groupe de Japonais. Ils se garèrent dès qu’ils le purent et prirent le métro pour retrouver les membres du Seventy five. Ils arrivaient devant la porte ouverte quand le téléphone de Gilles sonna. Le prénom d’Emma s’afficha sur l’écran….. 1

 

17 – Emma………………..Il pensa fugitivement au garçon du bus et à Salomé, à la tendresse qu’ils étaient capables de ressentir l’un pour l’autre. Les ruptures sont quelquefois douloureuses mais nécessaires et salvatrices. Il avait fait du chemin depuis son départ de Paris, au propre comme au figuré. Lui aussi pouvait maintenant tourner une page et éprouver de la tendresse pour Emma. Il prit le combiné et simplement, lui conta son périple, ses rencontres et ses projets. La voix d’Emma était hésitante, un peu triste mais se rassérénait au son de la sienne. Oui, il l’aimait…..bien…..ou comme il ne lui disait pas, comme une ombre dont les contours s’estompaient, presque comme le souvenir d’une existence passée…. 

 

Un frisson l’envahit et son premier reflex fut de prendre l’appel. Mais, face à lui, une nouvelle porte attendait d’être franchie. Un nouveau chemin venait de s’ouvrir. Comment pourrait-il désormais y renoncer ? Il y avait derrière cette porte toutes les espérances qu’il avait vu naître ses derniers jours, toute sa volonté de les vivre, de les voir éclater au grand jour. Emma pouvait bien attendre un jour de plus. Emma pouvait bien comprendre, enfin, qui il était, ce qu’il avait à dire, ce qu’il devait faire. Emma devait le comprendre et l’accepter. Alors il replaça doucement son téléphone dans sa poche et franchit la porte. Il allait poursuivre sa route, confiant dans son étoile et bientôt, bientôt oui, il rappellerait Emma pour l’inviter à venir découvrir celui qu’il était devenu.

 

            « Merde ! », se dit-il. « Il ne manquait plus qu’elle ! » Il réalisa qu’il l’avait VRAIMENT évacuée de son existence. Il hésita et laissa le téléphone sonner. Finalement, il prit l’appel à la dernière sonnerie. Emma n’était pas très à l’aise. Elle lui sembla prête à faire amende honorable. Mais Gilles la laissa à peine bredouiller : « Tout est FINI, Emma », prononça-t-il d’une voix ferme. F-I-N-I. Et je te remercie de m’avoir jeté. C’était la meilleure chose qui puisse m’arriver. » Et il raccrocha.

 

 

Texte avec trous d’Elisabeth Le Borgne