Textes écrits à Vascœuil le jeudi 15 juin 2017

 

De Patricia Lefebvre (15 juin 2017)

Œuvres de Roland Cat et Élodie Falgon

 

1/ Je me penche sur la rivière. L'eau claire, peu profonde, charrie quelques herbes pourrissantes. Des taches de lumière, filtrées par le parasol végétal, éclairent le reflet de la voûte verte.

Mais, tout semble différent ce matin.

Je m'approche du talus herbeux, faisant attention à ne pas glisser dans la vase, jusqu'à une petite boucle de la rive, miroir d'un moment.

 

L'image floutée de mon visage apparaît : j'aperçois un homme fatigué. Est-ce l'ondulation aquatique qui amplifie les poches sous les yeux ? Je scrute les rides, les marques auréolées d'une toison grisonnante. Est-ce moi, ce personnage inquiet ?

 

Je suis pourtant bien ici. J'ai fui, fui le brouhaha, le stress, le paraître et me suis installé dans ce lieu de quiétude, loin de tout jusqu'à ne plus faire qu'un avec le paysage. Depuis combien de temps suis-je installé là ? Je ne sais plus exactement. J'ai abandonné tout lien avec la civilisation pour essayer de me ressourcer.

Je regarde ma petite tente. Les herbes folles et le liseron accrochés aux ficelles semblent indiquer que mon installation n'est pas si récente.

 

J

 

2/ Pourquoi cette inquiétude, ce matin ?  Déjà, hier soir, le chant des oiseaux était différent, moins présent. Je ressens comme un vide. Les marques habituelles de présences animales, passages d'insectes ou froissements de brindilles dans les fourrés sont totalement absentes.

Mon corps ressent le manque, impression que je ne connais que trop.

Tu me manques cruellement. Je pensais avoir amadoué la douleur mais, depuis hier soir, elle s'est réinstallée.

 

La journée s'est passée, inhabituelle. Tout semblait ralenti : le rythme de l'onde, la course des nuages, le souffle de l'air. Et, surtout, ce silence.

J'ai même creusé le sol, à mains nues, pour découvrir des larves, des vers de terre, des insectes encore si nombreux les jours passés. Je n'ai rien trouvé.

Uniquement du minéral dans un sol stérile. C'était intrigant.

Je me suis avancé, malgré mes réticences, jusqu'à l'orée du bois, d'arbre en arbre, m'abritant derrière ce bouclier sylvestre.

 

J

 

3/  La ville n'était pas si loin. Je m'en souvenais malgré mon désir de fuite.

 

Au début de mon installation rudimentaire dans la clairière, je dormais mal, très agité par des rêves angoissants et compliqués. Maintenant, mon sommeil s'était apaisé.

 

Aujourd'hui : quelle horreur ! Même si j'avais cru détester le Monde tel qu'il était, les images que j'affrontais en ce moment le faisaient paraître supportable tel que je l'avais laissé.

 

Face à moi, s'étendait un KO métallique. Épaves de voitures, échelles tendues vers l'infini sans âme semblaient les seuls décors surréalistes sur fond de bâtiments en ruines, éventrés. Pas le moindre cliquetis malgré les ferrailles disloquées. Pire qu'au sein de la forêt, le silence absolu plombait l'air de l'absence, absence de tout.

 

 

J'allais me réveiller d'un mauvais cauchemar...

 

J

 

4/  Je dus me pincer à plusieurs reprises pour comprendre, avec effroi, que je ne rêvais pas.

Que s'était-il passé ? Et, depuis combien de temps ?

Il n'y avait aucune trace de vie.

 

Les jours suivants, j'ai couru sur les chemins, crié, hurlé. Je suis retourné plusieurs fois aux abords de la grande ville. J'ai même essayé de m'y introduire.

Le souffle de vie, dans mon cocon vert, s'amenuisait. Je paniquais.

 

Je songeais à aller voir plus loin ce qu'il en était mais j'appréhendais de m'éloigner plusieurs jours de mon campement.

 

Mon angoisse grandissait. Il n'y avait eu aucune intervention de secours dans la ville fantôme. Cela signifierait-il que l'abandon était bien plus vaste que je n'osais l'imaginer?

 

Serais-je seul ?

 

J

 

5/  Il fut indispensable, pour ma survie, d'abandonner mon havre de toile.

Qu'allais-je découvrir pour ma vie future ?

Moi qui n'avais jamais pratiqué quelque religion que ce soit, je me surprenais à prier pour me donner la force d'affronter le réel.

 

J'ai même consommé une partie de ma réserve d herbe ». L'effet fut immédiat. Je nageais, durant plusieurs jours, dans un décor tout en éclats de verre, de métal, de brillance sans la moindre appréhension. J'étais entouré de figures dans une étreinte fusionnelle où, toi ma princesse, tu jaillissais du ventre de la déesse mère te multipliant à l'infini. Des bouches libellules fleurissaient ce kaléidoscope virtuel.

 

J

 

6/   Les effets de la drogue s'estompant,

je me suis extirpé,

malgré moi,

de ces chevelures ondulantes tout en fils de soie.

 

 

Je me retrouvai donc, face à moi, devant l'inévitable :

 

reprendre le chemin.

 

 

 

Mais, qu'allais-je devenir ?

 

J

 

De Elisabeth Le Borgne

 

Duo de dauphins

Apprenant un paysage

A réinventer

 

Minéral, végétal, animal

Trois règnes réunis

Sous des m3 d’océan

 

Oreiller volant

Sous des vagues vertes

Oublieux des immeubles dévastés

 

Frêle l’éolienne

Les pieds pris dans la glace

A figé ses ailes

 

Mouton égaré

Dans un dégradé de verts

Cherchant son chemin

 

Quiétude des lieux

Entre les verts et les bleus

Après la tempête

 

Branche de bois mort

Regard feu d’une chouette

N’attendant plus rien

 

Méditative

Elle fixe l’océan

La tortue de mer

 

Cathédrale feuilletée

Purifiée par les eaux

D’un nouveau baptême

 

Duo de gros yeux

Amphores énuclées

Posées sur le sable

 

Rasséréné

Il broute une herbe assainie

Le cheval blanc

 

Contemplatrice

D’un monde enfin détruit

La tortue de mer

 

Ciel et mer mêlés

Mouvements libres du nageur

Ici, plus d’obstacles

 

Cheval blanc égaré

Au bord d’une citadelle

Bientôt inondée

 

Les yeux grands ouverts

Dos tourné à l’escalier

Elle savoure une paix

Enfin retrouvée

La tortue de mer

 

Il a perdu ses repères

Le tigre roux aux yeux tristes

Les pattes prises dans la glace

Il tourne le dos

Aux montagnes blanches

J

 

Atelier de Vascœuil – 15 juin 2017

 

De Monique Leloup

 

      J'ai eu envie de garder un souvenir de l'après-midi passé à Vascœuil et voilà ce que j'ai écrit... Si ça ne te plait pas tu le déchires.

 

 

 

           Un jeudi de juin, en l'an 2017 à Vascœuil autour des œuvres de Roland Cat et d’Elodie Falgon

 

               Sur le banc, le banc blanc, Patricia dans sa petite robe rouge avait libéré ses pieds, enfermés dans ses chaussures et ils reposaient sur la mousse toute douce.

               Elle plongeait dans l'écriture alors que Dominique tirait sur sa cigarette et oh ! Mon dieu, l'angoisse, il avait négligé quelques tableaux !

 

               Tous les trois sous l'ombrelle rafraîchissante d'un arbre majestueux et dont j'ignore le nom, des bribes de lumières tentaient une trouée.

 

                Nous dégustions notre félicité. On ne va pas en faire un roman, non, juste quelques lignes de prose pour fixer un instantané bucolique loin de la ville agitée.

 

                  C'est Elizabeth qui nous a permis ce petit bonheur éphémère : se sentir tout simplement vivants.

 

                   En résonance, s'impose à moi la tragédie qui se joue à l'autre bout de notre terre, la Syrie, l'Irak et l'Afghanistan brûlant dans l'enfer des fous de Dieu.

 

J

 

 

Triptyque de l'ombre

 

 

Paradis perdu

 

… Je cherche la nature pour qu'elle m'embrasse, la nature, ou plutôt

une préhistoire de la nature, encore sauvage et première, quand peu

d'hommes étaient en circulation. Roland Cat

 

Temps  suspendu

Hymne aux courbes, aux vallonnements, aux hauts sommets de montagnes enneigées, mélodie des lacs, cours d'eaux, communiant avec des ciels le plus souvent chargés. Invités à se fondre dans de vastes paysages figuratifs d'une extrême précision, à s'enfoncer dans les perspectives offertes au regard. Retrouver, au-delà des mots, sans déformer la vision par la pensée, le réel intérieur de l'artiste. Intemporalité.

Des lieux géographiques indéterminés, avec lesquels cependant nous nous sentons familiers. Une paix, une tranquillité, de celle que l'on aime recontacter dans les romans de Thomas Hardy décrivant une campagne anglaise encore intacte, ou encore celle des errances poétiques et vagabondes des personnages de Hermann Hesse sillonnant la Suisse.

La présence de l'humain est discrète, suggérée. Une tente canadienne a été plantée au bord d'une paisible rivière, dont les eaux reflètent les troncs et le feuillage des arbres à proximité des deux berges. L'abri est sobre, petite tache blanche bien fragile aux pieds des arbres six fois plus hauts qu’elle.

Plus loin, devant un espace infini de lacs limpides, une brouette a été abandonnée. A l'intérieur repose un magnifique champignon, une extravagante girolle. Détail insolite. Un homme étourdi serait parti, à moins qu'il n'ait pris la fuite soudainement. Trouble.

Présence habitée ou vide, nuances de verts, déclinaison de bleus entre ciel et eaux des étangs, rivières. Silence.

Au milieu d'un luxuriant décor végétal apparaît une chaise longue, le vent se lève, faisant gonfler la toile prête à se décrocher de sa frêle armature de bois.

A part le bruit des feuilles agitées par une brise chaude, aucun son. Les oiseaux se sont tus, et avec les autres animaux se sont cachés, terrés. Malaise.

Le ciel s'assombrit et l'on retient son souffle comme à l'approche d'un orage ou de toute autre catastrophe.

  

                                                                         *

 

Fin des demeures de l'homme

 

Les demeures de l'imaginaire ne cessent de vaciller. Elles disent

les tremblements du dedans et les affres attendues d'un monde

en perdition...Christian Noorbergen

 

Bourrasques, éclairs. La foudre s'est abattue sur les hauteurs. La plaie béante d'un pin déchiré en son milieu grandit sous le poids du haut de l'arbre fauché en pleine maturité. Grincements sinistres. Les eaux des lacs sont devenues aussi noires que le ciel électrique. Dans les plaines et les prairies sont sorties d'incroyables grappes de champignons blancs à la taille invraisemblable.

Un peu plus haut, la présence des sapins l'atteste, la « demeure » arrogante d'un richissime original à l'âme romantique a perdu complètement sa prestance, abandonnée. Le vent siffle en s'engouffrant par les vitres brisées. Les fortes pluies et la fonte des neiges ont fait déborder le lac qui atteint maintenant les premières marches du monumental escalier. La menace vient aussi de la végétation, qui, reprenant ses droits, envahit peu à peu les joints des murs, s'incruste de plus en plus profondément depuis que les habitants ont quitté les lieux. On les imagine, il y a encore peu de temps, organiser des fêtes fastueuses, débauche de champagne, surabondance de mets fins et de rire, dans l'étonnement des forêts et montagnes envahies par les notes de quelques morceaux choisis de Chopin et de Schubert, sortant par les lumineuses fenêtres largement ouvertes, dont elles amplifiaient l'écho.

Les femmes souriaient tristement à la vue de leurs premières rides pendant que les hommes parlaient de conquêtes, de constructions improbables, de plus en plus ambitieuses, n'hésitant pas à modifier l'ordonnance de la nature, sans en comprendre jamais l'équilibre complexe. De vrais conquérants, sûrs de leur droit, grignotant l'espace, jusqu'à construire de gigantesques villes tentaculaires, sorties de leur illusoire imagination. Imprudents, ils n'écoutaient pas les scientifiques et climatologues, qui, preuves à l'appui, sonnaient l'alerte de l'imminence du danger, des catastrophes impitoyables à venir.

Partout, pour les simples maisons aux matériaux fragiles, pour les orgueilleuses utopies architecturales, le temps était compté... Le changement climatique, plus rapide et agressif que prévu, a chassé l'homme, le condamnant. S'estompe rapidement sa glorieuse et éphémère présence d'hier, dans les ruines de ses constructions, reconquises par d'inextricables ronciers.

Dans les villes, les métropoles, l'air était déjà devenu, depuis fort longtemps, irrespirable, le soleil ne filtrait plus qu'à travers d'épais brouillards corrosifs, sans pour cela émouvoir les détenteurs du pouvoir. Et puis, se sont succédé tempêtes, typhons, tsunamis balayant la folie des hommes. Les cités sont devenues « villes fantômes ». Les éléments déchaînés détruisent comme un fétu de paille les incroyables ouvrages d'art, les usines, entament les fondations des tours d'habitation et de bureau ébranlées par les secousses sismiques.  Fissures, cassures, blessures. Les amas de tôles, enchevêtrements de rails, poutres, se soulèvent, se tordent avant de retomber dans d'épouvantables fracas, de gémissements, crissements insupportables.

 

 

                                                                           *

 

 

Vie onirique

 

Le monde du dessus a été enveloppé par le monde

du dessous, ordre absurde et juste. La catastrophe

a eu lieu. Les hommes ont disparu... L'air est respirable

pour l'animal, il ne l'est plus pour l'homme.  Roland Cat

 

 

Les contemporains avaient négligé cette vérité première, fondamentale, si bien exprimée par la sagesse amérindienne : La terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre.

Alors il y eut des pluies de colère incessantes des jours durant, accompagnées de fortes montées des températures entraînant la fonte des glaces. Maintenant les grandes marées emportent les pitoyables digues. Les vagues, de plus en plus hautes remontent jusqu'au fond des terres, se mêlent, se mélangent avec les eaux douces des rivières sorties de leur lit. Submersion.

L'eau avance à la vitesse d'un cheval au galop, recouvre des étendues de plus en plus vastes et noie nombre d'impertinentes citadelles, de grandes villes, surprenant quelques rares derniers survivants dans leur sommeil agité, cauchemardesque. Se découvrent alors des détails quotidiens décalés, un lit à deux places à peine défait sur un fond marin, un oreiller flottant entre deux eaux, traces désuètes de l'intimité de l'homme. Linceul.

Retour à des temps très anciens, ou bien temps complètement nouveaux ? Sous l'eau la vie continue, s'amplifie d'une toute autre manière. Tortues, raies mantas, dauphins, baleines explorent un domaine plus étendu que celui des mers habituelles aux températures et cycles connus, mais il fallait que ces hôtes marins ne s'approchent pas trop des côtes. Dessous.

Dans les contrées en surface, les autres animaux ont survécu aussi, beaucoup plus résistants que les êtres humains, auxquels pourtant ils étaient asservis. Toutes les barrières, clôtures, enclos ont été balayés par les éléments déchaînés, libérant là encore, de nouveaux espaces. Dessus.

Dans un silence revenu, celui d'avant l'activité fiévreuse de l'homme, les regards de peur, de tristesse, de reproches faits aux hommes se teintent d'étonnement, interrogent une liberté dont ils avaient été si longtemps dépossédés. Reconquête.

Tout redevient possible. Des pingouins barbotent dans une forêt délaissée, un cheval investit un ancien jardin public, les lapins peuvent taper du pied, entamer une parade amoureuse, un tigre ayant regagné les zones les plus froides, marcher dans la neige...

Dessus, dessous, dans une cohabitation inaccoutumée, le monde imaginaire charme audacieusement la terre que l'ignorance humaine avait conduit à la destruction.

 

D Duvivier