Atelier du 29 avril

L’illusion, le regard trompeur ou menteur, la vision…

nous évoque… tromperie, perversion, mensonge, déformation, flou, flouté, rêve, aveuglement, naïveté, magicien, illusionniste, ce que l’on voit ne ressemble pas à ce qui est, paraître, masque, faux semblant, secret, mirage, chimère, miroir déformant, appréciation déformée…

Débrouillons-nous avec tout cela pour rédiger un texte libre, en prose. Résultat… beaucoup d’émotion…

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D’Elisabeth Le Borgne

L’œil du tigre ou Frayeur dans les dunes

Je marche dans le sable, les pieds nus, à mon rythme, entre père et fille. Ma fille aînée. L’autre, la plus jeune file comme le vent, loin devant nous. Elle enrage et met toute son énergie dans sa course en avant. Rien ne l’arrêtera.

Je me demande -non sans une certaine appréhension- ce que j’ai engendré là : une fille ou un fauve ? Je marche. J’avance. Et ma pensée vagabonde. Il y a tout juste un instant, nous étions à la foire de Lessay, dans La Manche. J’en rêvais depuis des années. A l’heure où -pour mon travail- je voyageais souvent seule entre la Bretagne et les deux Normandies, j’avais eu l’occasion de la voir se monter. Impressionnant. Elle occupe toute la ville, dans ses moindres recoins, champs, terrains en tout genre, trottoirs et ronds-points. Et cela dure depuis des siècles. La foire remonte au Moyen-âge au moins.

Je n’en avais vu alors que les prémices. Des tubes, des bouts de tissu. Mais cette fois-ci, j’allais la voir tout installée, avec tout -vraiment tout- ce qu’elle propose au chaland. De vastes espaces consacrés à la nourriture, à la buvette. Des animaux vivants, chats, chiens, oiseaux, mais aussi vaches et chevaux, matériel agricole, fête foraine… Je n’en verrais pas davantage : j’avais oublié que le coude à coude, ce n’était pas pour nous.

C’est bizarre. Contrairement à mon habitude, lorsque je suis prise dans une foule, je reste calme. Car nous sommes coincés entre des milliers de gens. Nous sommes collés les uns aux autres. Il faut biaiser pour mettre un pas devant l’autre. La colère ne tarde guère à briller dans les yeux de mes filles qui supportent de moins en moins ce corps à corps épuisant.

Je sais ce qu’elles ressentent. Je l’ai vécu tant de fois. Je sens de manière palpable la fureur enfler dans les veines de ma cadette. Il faut partir, quitter cet endroit. Le plus vite possible. Sinon, elle va frapper. Fort. Le premier venu et tous ceux qui suivront. Rien ne l’arrêtera.

Nous nous glissons autant que possible entre les violentés en puissance et remontant dans les meilleurs délais vers le grand parking, fort bien organisé pour accueillir les visiteurs de la foire. Nous sommes à la mi-septembre et le temps reste estival. Rien de mieux pour retrouver son calme que la mer et le sable. Nous nous dirigeons en voiture vers les dunes de Saint-Germain-sur-Ay. Puis, nous marchons l’un derrière l’autre, à la queue leu leu, l’une filant devant, les autres avançant derrière. Chacun digère la foire à sa façon et moi, je me demande si ma fille est un humain ou un fauve. Car la violence ressentie en elle avant de quitter la foire était véritablement celle d’un fauve.

J’avance et ma pensée passe ailleurs. Chacun s’apaise dans son coin. C’est alors qu’il surgit au milieu des dunes, s’ébattant avec grâce comme un gros chat. Le spectacle est grandiose, fascinant. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de voir un tigre batifoler dans le sable, face à la mer. Soudain, il déroule son corps et bondit sur le sentier qui coupe le nôtre. Il fonce… en direction de ma fille cadette que nous ne distinguons plus depuis un bon moment…

Et moi, je hurle son prénom à elle… Je le hurle et le hurle encore. Pourtant, quelque chose en moi sait qu’elle n’est pas en danger. N’empêche, j’ai la trouille. Une trouille de tous les diables ! Mais elle finit par revenir vers nous. Indemne. Encore un peu en colère, beaucoup moins qu’après la foire, lasse plutôt, maintenant. Après moi, cette fois.

-         Qu’est-ce que tu as à crier comme ça ?

-         Il y a un tigre dans les dunes ! Il s’est mis à courir vers toi…

Elle hausse les épaules, presque apaisée maintenant.

-         Tu es complètement cinglée ! me lance-t-elle.

-         Ah ! s’étonne sa sœur à mon adresse. Tu as vu un tigre ? Moi, j’ai vu une panthère noire.

Le père s’affole.

-         Il faut faire demi-tour et prévenir la Police. Ce tigre s’est peut-être échappé d’un cirque !

Au même moment arrive une nouvelle colonne d’humains. Nous les arrêtons et les invitons à la prudence et même à retourner sur leurs pas. Incrédules, les gens continuent d’avancer comme si de rien n’était. Ils avaient croisé des fous, sans le moindre doute.

A regret, nous rebroussons chemin. Non, ce n’est pas vraiment un tigre, ce que j’ai vu. Les rayures ressemblaient davantage à celles de mon chat de gouttière, en plus gros. Mais ce n’était pas mon chat, non plus, sérieusement arrondi. C’était bel et bien un fauve. Bon, mon chat aussi est un fauve, mais celui-ci était vraiment énorme. De la taille d’un tigre.

Depuis, j’ai fait des recherches sur internet. Ce qui se rapprocherait le plus de ce que j’ai vu serait une panthère. Une panthère aujourd’hui disparue. Bref, ma fille a bien un fauve en elle. Je l’ai vu, de mes yeux vu, et c’est une bête magnifique. Sur le chemin du retour, la belle enfant était parfaitement calme. Quand le tigre a bondi vers elle, il rentrait juste « à la niche ».

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De Martine Brûlé

Ton regard glauque

Nous n’étions pas fiers en intégrant le grand lycée de la ville. Nous étions redevenus les petits de 6ème face aux moyens de 3ème, aux grands de 2de et aux intouchables de Terminale. Notre classe était cependant à l'écart dans d'anciens bâtiments longeant la cantine. Louise n’était pas fière mais elle appréciait la diversité des professeurs.

 

Il y avait Michel, le maître de mathématique avec sa grosse équerre jaune, Marie-Paule, spécialiste des sciences- naturelles qui écrivait au tableau en se tenant la fesse gauche et Laure, notre préférée, qui déclamait du Rimbaud en parcourant les rangées. Nous avions tout à apprendre et nous nous en réjouissions.

 

Un matin Michel a tracé deux croix sur le tableau puis il nous a demandé :

-          Dans le plan formé par le tableau, combien passent de droites ? 

Louise me chuchota une réponse que sa timidité affirmée lui interdisait d'exprimer.

-         Celui ou celle qui me donne la bonne réponse, dispose d'un vingt tout de suite … 

Je donnais alors un discret coup de coude à mon impassible voisine.

-          Il ne passe qu’une et une seule droite, entre deux points distincts d’un même plan.

 

Louise ne sembla pas surprise de la réponse et se retournant vers moi, baissa les yeux. Elle savait bien que pour se rendre d’un point A à un point B, il suffisait de visualiser une droite mais… souvent un poteau, une rivière ou une voie à forte circulation lui rappelait qu'elle n'était pas un oiseau. Si la droite est bien le chemin le plus court, elle n’est pas toujours la plus évidente à prendre... me confia-t-elle plus tard.

 

Ce matin-là c’est Marie-Paule qui était absente et nous allions devoir faire des sciences-naturelles sans elle. C’est alors que tu fis ton entrée. Nous n'avions jamais eu l’occasion de te rencontrer mais tout le monde te connaissait. Comment ignorer un directeur d’établissement ? Tu étais grand, brun, plutôt moche avec une petite barbe que tu te plaisais à caresser. Louise était une petite blonde qui rougissait très facilement. Une émotivité aussi visible que le nez au milieu de la figure. Tu as planté ton regard absurde dans ses yeux en lui lançant cette improbable question :

-         Louise, comment fait-on le fromage blanc ?

Je ne sais d’où tu tenais son prénom mais ta grosse voix la faucha tel un obus.

-          Louise, nous t'écoutons ... 

Louise n'était plus là. Elle venait de disparaître sous une épaisse couche de terreur et d'humiliation naissante. Au bout de longues minutes et d'intenses efforts elle balbutia :

-         Avec du lait.

Ton regard s'écarquilla, tes yeux se déformèrent, un sale rictus apparut sur ta face. Le rouge envahissait les joues de mon amie, ses tempes s'humidifiaient, des tambours se déchaînaient au fond de son cerveau, les battements de son cœur résonnaient en moi. Et ta voix martelait :

-         Ouh, ouh, Louise, avec le lait, il faut ajouter quoi ?  Ta mère ne fait jamais de yaourts ? 

Je pense que sa mère avait autre chose à faire. Elle m'apprit par la suite que les yaourts, chez elle, arrivaient bien emballés avec une dame à forte poitrine collée sur le dessus.

En attendant son champ de vision se rétrécissait et les lieux semblaient lui échapper. Elle tanguait, suffoquait et la cloche sonna. Elle ressortit de cet affrontement épuisée, envahie d’une toute nouvelle hargne contre toi.

 

Quelques années plus tard, en fin de 3ème, c’est le professeur d’allemand que tu es venu remplacer. Après bientôt quatre années passées en ces lieux, Louise se sentait un peu plus à l'abris. Erreur.

Tu as tracé une abscisse, une ordonnée, une droite oblique et puis écrit l’équation y = ax + b.

Alors que tu reposais la craie blanche en claquant des mains, Louise jetait désespérément son regard bien au-delà de la fenêtre. 

-         Louise, à quoi correspond le petit a ? 

Tu n’avais pas oublié mon amie qui, elle, ne connaissait pas encore le petit a ni le petit b.

Après une bonne demi-heure, enfin fatigué de son consciencieux silence, tu l’as regardée tristement.

-         De toute façon, à partir de la seconde, les filles ça n’a plus de gingin ! Tu n’auras jamais ton bac ! 

Je n’ai jamais su ce que signifiait le terme « gingin » dans ton esprit, mais après avoir dompté les petits a, les petits b, et parcouru tous les x et y de l'alphabet… Louise a eu son bac.

 

A chaque fin d’après-midi, en bon proviseur que tu étais, tu venais te placer au milieu de la cour principale, les bras croisés dans le dos. Entre dix-sept et dix-huit heures, tu te posais à cet exact endroit, d’où aucun élève ne pouvait t'échapper. Pas plus que les autres, Louise ne pouvait éviter ta présence.

Ainsi, chaque soir, de la 5ème à la terminale, elle passait devant toi, le regard baissé, comme soudainement aimanté par tous les petits cailloux jonchant le sol. Elle visualisait bien sa droite, son point de départ et l’objectif à atteindre, la grande porte de sortie en ferraille marron. Elle maîtrisait parfaitement le chemin à parcourir pour y arriver. Ce qu'elle ne voulait pas croiser c’était ton regard idiot. Elle mit tant d’application dans cette réussite quotidienne que cela ne t’échappa pas. Un jour, tu me fis remarquer que mon amie était très douée, beaucoup plus douée qu’une autre pour réussir à traverser cette grande cour sans jamais te regarder. Depuis, lorsqu'un regard malfaisant tente de l'atteindre, elle baisse la tête. Non en signe de soumission, de résignation ou d'intérêt démesuré pour le revêtement du sol. Simplement pour marquer son refus.

Ces regards-là elle ne les prend plus et le tien, elle m'a chargé de te le rendre.

Il lui a été très utile.