De Zabeth Bové

 

Heureux qui comme une plume

A fait un beau voyage

Au fil de l'eau, au fil des mots
Et puis est retourné la tête pleine d'images

Dans le jardin clos d'une vaste maison
Revivant son rêve et encore davantage
Dans le calme de la douce saison
Puis lentement au fil des pages
Se souvenant sans rime ni raison
D'une hirondelle de sable ou d'un cordage
De chanvre roui, des mines de charbon,
De ceux d'en haut et de ceux d'en bas
Qui toujours à la sueur de leur front
Meurent pour que vivent sans partage
Ceux pour qui la naissance est un don.

Là, le cœur chaviré, sous l'ardoise fine

Il comprendra qu'au beau pays de Loire

Parfois, ne brille pas pour tous, la douceur angevine

 

 

 

Chanson collective à partir de la chanson, « Les comédiens » de Charles Aznavour

 

Les écrivains

 

Viens boire un verre de vin

Noyer ton chagrin

Avec les copains

Qui écrivent

 

Viens boire une fillette

J’t’emmène en goguette

On va faire la fête

Sur la rive

 

Les écrivains ont embarqué leurs stylos

Abandonné leurs bagages

Et fait provision de mots

Les écrivains ont filé au gré du vent

Comme des oiseaux de passage

En oubliant leurs tourments

Au bout du quai les attend la toue-cabanée

Sourire aux lèvres et chevelures ébouriffées

Ils sont imbibés des vers de du Bellay

De Ronsard et Julien Gracq, les écrivains

 

Viens boire un verre de vin

Noyer ton chagrin

Avec les copains

Qui écrivent

 

Viens boire une fillette

J’t’emmène en goguette

On va faire la fête

Sur la rive

 

Les écrivains ont largué bien des amarres

Leurs plumes encrent le Velin

Et s’envole la gabarre

Les écrivains, dans le souffle du vent d’Ouest

Tracent chacun leur chemin

Et lâchent encore du lest

Un vol de sternes, un cormoran sur un épi

Sables émouvants, Loire sauvage, chanvre roui

Dans la lumière des images éphémères

Peut-être un jour reviendront les écrivains

 

Viens boire un verre de vin

Noyer ton chagrin

Avec les copains

Qui écrivent

 

Viens boire une fillette

J’t’emmène en goguette

On va faire la fête

Sur la rive

 

J

 

Deux consignes pour ce stage :

 

-         Choisir un personnage qui est un voyageur, mais qui n’est pas soi : un animal, un personnage contemporain ou non, une fée, un gnome ou… ce que l’on veut… Le stage a débuté par une présentation écrite de ce voyageur. Excellente base pour nos travaux futurs…

-         Un lutin (ou Leutin) doit faire son apparition au fil du récit.

 

Programme :

 

Jeudi 10 mai 

-         Description de notre personnage

-         Visite de notre jardin de sculptures (1ère partie)

-         Déjeuner

-         Visite de notre jardin de sculptures (2ème partie)

-         Ecriture

-         Lecture

-         Dîner

 

Vendredi 11 mai

-         Promenade sur la Loire en Toue Cabanée

-         Quartier libre

-         Déjeuner

-         Ecriture

-         Visite de Saint Florent le Vieil et passage au café-librairie ParChemin

-         Ecriture

-         Dîner

 

Samedi 12 mai

-         Matinée consacrée à la lecture de nos textes avec commentaires des uns et des autres.

-         Déjeuner

-         Ecriture collective d’un texte de chanson (voir ci-dessus)

-         Goûter chez Maryse

-         Visite d’une vigne et dégustation de vins

-         Dîner

-         Ecriture pour certains d’entre nous

 

Dimanche 14 mai

-         Ecriture collective d’un texte de chanson (dernier couplet)

-         Apéritif au café de la Marine et déjeuner

-         Ecriture pour ceux qui le souhaitaient et partages avant le départ de 5 membres du groupe

-         Quartier libre

-         Dîner

 

 

J

 

Textes de Martine Brûlé

 

 

Préambule

 

 

Je suis l'ombre de ta vie qui pas à pas te suit.

 

Celle qui au soleil se révèle. Cette image sombre, parfois déformée de toi. Apparence trompeuse ou fidèle imitation. Fille de la lumière à chaque pas je te suivrai, te devancerai. Silencieuse et tenace, j'accompagne chacun de tes jours. Je m'agrippe à ton dos, colle à tes baskets, sort de ton chapeau. Seules les ténèbres auront raison de moi. En éteignant toutes lumières tu peux croire m'échapper mais auras-tu le courage alors d'affronter tout ce noir ?

 

Fille du soleil, je suis ta jumelle. Nous sommes corps à corps liés, deux siamois éternels que rien ne saurait délier. Je me tiendrai à tes côtés tant que tu chemineras debout sur cette terre. Les cieux m'ont déposé à tes pieds telle une écorce évidée, une ébauche stylisée. Je suis attachée à toi à perpétuité telle une esclave sombre et docile. Je suis l'ombre de ta vie qui pas à pas te suit.

 

Je suis dans tes moindres gestes et futiles déplacements. Je te suis pas à pas fidèle et sincère. Je suis ta réalité et tes chimères. Je suis dans chaque élément, je suis de tous les événements. Je suis l'aiguille maîtresse de ton cadran solaire, ta boussole et tes points cardinaux. Je suis dans chaque pièce et chaque tableau. Prostrée à tes pieds, parfois fuyante, souvent allongée, parfois effacée. Je caresse et redessine les objets familiers de ton existence, les êtres qui l'animent. Je suis l'ombre de ta vie qui pas à pas te suit.

 

Je porte en moi toutes tes traces et empreintes. Je suis dans ton passé et dans ton devenir. Je plie sous tes souvenirs, danse au chant de tes désirs. Je suis l'ombre de ta vie, fondue en toi, ligotée à ton corps, torturant ton âme au repos. Je vis en toi, m'endors sous le poids de tes nuits. Je suis ton amie de toujours et ta pire ennemie. Celle que tu nies parfois renies. Je suis l'obscurité à tes pieds rejaillie et la lumière qui surgit. Le témoin muet de tes   mouvements et égarements, le disciple complice de tes conquêtes.

 

La captive de ton être, le dessin de ton existence, le spectre de ta solitude. L'hôte indésirable des photographes, l'exigence académique des peintres, le double des poètes, l'envers du décor, le côté cour du jardin.

 

Il n'y a pas l'ombre d'une seconde, pas l'ombre d'un écart entre ce que tu vis et ce que je suis, moi, l'ombre de ta vie qui pas à pas te suit.

 

 

Arrivée en douceur

 

Il y avait sur la Loire une lumière différente, comme une ombre depuis longtemps évanouie refaisant surface dans ma vie. Au pays de cette lumière-là renaissait l'enfant que j'avais été, celle de la douceur angevine.

 

Je n'étais pas en paix lorsque j'avais quitté ses rivages. Je l'avais presque fuie, désertée tel un paradis imaginaire peu adapté à mes tumultes intérieurs. Aujourd'hui cette ombre me suivait encore mais je renouais avec ses paysages, enveloppée d'une toute nouvelle quiétude, d'un détachement inattendu, me laissant croire ou me prouvant que j'avais bel et bien grandi.

 

Dans ces lieux autrefois teintés de ton absence, je n'avais plus à t'attendre. Mon ombre enfin pouvait avancer en toute liberté. Il avait été décidé, dès mon arrivée, que l'Anjou ne porterait plus l'ombre de mon passé. Les souvenirs allaient se faire plus légers. J'allais me laisser guider, me laisser porter par un nouveau souffle. Celui d'une vie sans toi.

 

Une nouvelle terre s'offrait à moi, un univers délesté du poids d'un père définitivement absent. Il avait été décidé, entre mon ombre et mon être, que ce pays porterait d'autres fruits que l'amertume de la solitude. Il avait été décidé, dès mon arrivée, que je croquerais dans une poire juteuse sans attendre d'autre saveur que celle de l'instant présent. Le regard que j'allais poser sur cette terre familiale et familière ne porterait plus l'ombre de ces jours sombres ni l'image d'une maison repliée et silencieuse.

 

Ici, les portes s'ouvraient et se refermaient en un charmant petit ballet. Des silhouettes apparaissaient et s'effaçaient, des mots s'échangeaient, des rires se mêlaient.

 

 

 

Le jardin des sculptures

 

Dès le lendemain, les silhouettes toutes réunies se sont dirigées vers une première découverte, un jardin parsemé de sculptures posées en bordure de fleuve.

 

De sa peau d'acier fondu et travaillé, une haute tête nous accueille en fixant l'horizon. Elle me fait face, soudain m'envahit, m'emprisonne, moi et mon ombre qui fidèlement, me suit.

 

Plus loin, la lumière se pose et réchauffe le marbre sculpté. L'ombre des arbres danse sur la pelouse et des enfants jouent à leurs côtés. Un poisson de bois se dresse, la queue tendue vers le ciel. Un plan incliné abrite de rondes petites boules. Un saule pleure jusqu'aux boutons d'or qui ornent le pré. Les œuvres en bois se laissent regarder et caresser sans bruit. Des tiges de fer jaillissent d'un rocher. Les jonquilles desséchées se courbent au vent. Derrière les grillages une silhouette immobile et filiforme apparaît. Le temps s'arrête. Les ombres avec.

 

Allongée sur un lit d'herbes, j'oublie celle que je suis, écarte d'un geste lent les souvenirs qui encore surgissent. Je me fonds dans le paysage. Me laisse emporter par un courant d'air qui réveille ma nuque douloureuse. Flotte entre deux blocs de marbre, me faufile entre les troncs d'arbres.

 

Vincent, aux côtés d'une splendide queue de baleine sculptée, évoque le métier. Doucement il se livre, il n'a rien à prouver, presque rien à vendre. Tout est exposé sous nos yeux, livré à notre appréciation. Il n'y a qu'à prendre et regarder, tâter, se laisser envoûter. Un instant j'envie sa liberté. Mais déjà son regard hésite, une ombre se dessine autour de ses paupières.

 

Mes yeux s'égarent sur ces corps de femmes sculptées dans le bois. Leurs formes sont rondes et généreuses, parfois anguleuses. Toutes ont la taille fine et marquée. Combien de femmes a-t-il connues ? L'une d'entre elles l'attend-t-elle encore ? Est-elle svelte ou enrobée ? Sèche ou lascive ?

 

Des jets de lumière explosent au milieu d'instruments dorés, sur une table en ferraille trône une rose à jamais épanouie. Sous son habit de métal, on devine toutes les nuances de ses feuilles et l'éclat de ses pétales. Mais un poing levé vers le ciel nous rappelle que la révolte sommeille aussi en ces lieux.

 

Un « fauteuil boule » en cèdre me recueille quelques instants. Sa chaleur m'enveloppe et me transporte. Des coquelicots s'agitent au bord du petit chemin. Des nains colorés et malicieux guettent les passants à l'abri de leur maison de pierres. Au loin, la Loire poursuit son cours, langoureuse.

 

 

La nuit

 

Durant les nuits angevines, je me découvre une âme de nomade.

 

Allongée auprès de mon amie, soudain je me réveille au doux bruit de ses ronflements. Mon ombre me suggère alors de déguerpir au plus vite afin de me préserver encore quelques heures de sommeil. Je m'empare de mon oreiller, saisit ma couette, laisse doucement mes pas glisser sur l'escalier.

 

Dans le salon, un large canapé noir m'attend. Il saura m'accueillir jusqu'au lever du jour. A l'approche du petit matin, mes pas font le voyage retour. Je refais mon lit à son emplacement initial, trouve à tâtons une brosse à dents dans mon sac éventré puis redescend les marches.

 

Du salon à la cuisine je traîne mon ombre mal réveillée vers un point d'eau. Guette le petit poisson de la salle de bain, qui d'occupé, passera à libre. Retour dans la cuisine. De nouvelles silhouettes sont assises au bord de la grande table. Je m'assieds face à un bol vide. A sa droite ont été déposés un couteau et une petite cuillère. L'odeur du pain grillé réchauffe mes narines. Mon appétit se réveille.

 

Déjà des mots s'échangent, je croise d'amicaux regards mais ne retiens rien pour le moment. Il est encore trop tôt pour moi. Je n'ai pas l'habitude de la vie de groupe. Je me sens un peu perdue. Un peu effrayée par tant de sollicitations. Toutes ces silhouettes déjà actives sont d'une efficacité redoutable. Agnès a déposé sur la table un magnifique bouquet de fleurs des prés, Michel vide le lave-vaisselle, Elisabeth coupe du pain, Zabeth me tend sa confiture de courgettes, Dominique a toujours mal aux dents. Patricia me sourit. Catherine m'invite au soleil.

 

Dans le salon déjà des mains écrivent. C'est un véritable essaim d'abeilles qui anime les murs de cette grande maison posée en bord de Loire. Je m'aperçois avec un peu d'effroi que je ne possède pas le gène de la collectivité. Ou peut-être ne l'ai-je pas assez cultivé. J'essaie de me rendre utile. Mon ombre trouve difficilement sa place. Heureusement, toutes ces petites abeilles sont d'une rare indulgence et d'une tendre compréhension.

 

Moi, je ne sais pas faire la tarte au thon, je n'ai jamais cuit de pois chiches, j'ai du mal à bien doser le café. Je ne suis rien d'autre que moi, comme une ombre solitaire qui pour quelques jours se frotte à la chaleur de bien jolies silhouettes. Déjà des sacs à dos se remplissent, des chaussettes s'enfilent, des lacets se nouent. Le départ est proche. Nous embarquons pour une promenade sur la Loire. Je repose mon stylo. Mon ombre se redresse.

 

 

Une promenade sur la Loire

 

A peine embarqués les bras de Céline s'agitent en nous livrant les secrets de Montjean, grand port des bords de Loire. Les silhouettes sont attentives aux flots et phrases qui s'écoulent. Les arbres défilent lentement. La Toue-cabanée nous emporte. Son histoire se déplie.

 

Le soleil distribue généreusement ses reflets de lumière sur l'eau. Les oiseaux, de leur chant, accompagnent notre cheminement. Il n'y a aucune ombre au tableau. Des cartes postales anciennes circulent de mains en mains, supports imagés d'une connaissance encyclopédique des lieux, témoins d'une époque pas si lointaine, d'un passé encore plus que présent.

 

Un avion déchire le bleu du ciel d'une rayure blanche.  Nous longeons le bout de l'île de Chalonnes et son museau de sable affiné. Au loin, un nouveau pont dessine une courbe sur la Loire. Debout, Céline s'agite et distribue ses phrases sans se laisser retarder par les questions. Elle nous inonde de sa passion. Je me sens de nouveau débordée mais non submergée. J'opère un tri sélectif. Ne retiens qu'une phrase sur quatre. Je laisse mes yeux vagabonder. Ils me raconteront plus tard.

 

Des chèvres s'échappent de l'ombre des arbres. J'apprends que l'anguille se pêche de nuit, que l'emplacement des châteaux de nos rois de France est lié au vent d'Ouest qui remonte le fleuve et s'engouffre dans les voiles, que les idées révolutionnaires sont elles aussi arrivées par les flots. Un petit vent frais parcourt mon cou alors que je pense à ma Seine. Lui suis-je vraiment infidèle en me livrant à une autre avec autant d'innocence et de volupté ?

 

Une lamproie imprimée me tire de ma rêverie. Sa bouche de sangsue refroidit mon regard. Je chasse rapidement cette mauvaise ombre. Un four à chaux se dresse à ma droite. L'ombre de Céline est encore et toujours en mouvement. Son bras nous guide vers de nouvelles découvertes, ses mains s'écartent évoquant la profondeur de l'eau. Je ne sais plus si je dois écouter, regarder ou ressentir.

 

Peut-être ne plus bouger et me laisser porter. Patricia accroupie se remplit d'images et de ressentis. Nous accélérons. Des « pourquoi » fusent, les appareils photo se déchaînent. Le café du matin, bu trop vite, ou trop fort perturbe mon estomac. Sur l'île de Chalonnes, des draps sèchent au vent. Un oiseau à larges ailes lèche les flots. Nous franchissons le pont. De nouveau l'horizon se dégage.

 

Catherine a deux gros yeux colorés brodés dans son dos. Ils me fixent de leurs pupilles dilatées. Martine a enveloppé sa tête d'un foulard. Céline nous tend un battoir à linge. Ces derniers remplacent ici les bagues de fiançailles. A choisir, je préfère la bague. Une sonnerie de cloche retentit à mon oreille gauche. La voix de Céline nous domine. Ses mots ne tarissent pas.

 

Le chanvre, le sable et les voiles entrent en désordre dans ma tête, mes idées se bousculent. J'aurais dû apprendre la sténo. La silhouette d'un homme s'encastre dans la porte. Il a le teint hâlé, porte des lunettes noires. Mais la casquette de Céline surenchérit. Elle ne se laissera pas voler son texte.

 

Des racines d'arbre mises à nu s'enfoncent dans le rivage. Une sterne, un instant, accompagne notre voyage. La coque entame une rotation. De la lumière, je passe à l'obscurité. Le moteur est coupé. Le courant nous porte. Le soleil se fraye un passage par-dessus mon épaule. Le paysage défile comme la pellicule d'un film muet. Un avion, gros bourdon, trouble le silence retrouvé et la fluidité du temps qui glisse.

 

L'imposante église du village surgit du haut des toits. Sa silhouette blanc crème s'inscrit dans un ciel toujours bleu. Zabeth joue les figures de proue au soleil.  Une sculpture de coq en métal garde l'entrée de la ville. Mon estomac se réveille. J'ai oublié l'heure. La barbe de Michel soudain nous surplombe. Des bras se dressent pour le saluer. Un chien court à contre-courant sur la berge. La voix de Céline s'élance face au banc de sable, principal ennemi de cette Loire sauvage. Le rythme de nouveau s'accélère. Nouvelle rotation. Je suis inondée de soleil. Nous rejoignons l'arrogant pont de Montjean, cheveux au vent.

 

 

A Saint-Florent du Vieil

 

Un panorama qui émerveille, une nature qui étale ses merveilles. Un jeu de boules, boules de sable, boules de fort, qui sera le plus fort ? Qu'importe l'issue du jeu, à peine le score annoncé, que déjà se dresse des « fillettes » sur la table en bois. Sur les branches des marronniers, des boules de châtaignes elles aussi flottent au vent et s'en balancent de ce jeu de dupe dont l'unique but consiste à se retrouver, s'affronter, s'encourager.

 

Au-dessus du muret de pierres, un rosier étale ses fleurs autour d'un grillage. Toi aussi tu nous avais offert des rosiers, des rosiers de Saint Martin, pour notre installation. Un joli geste comme parfois tu savais en faire.

 

Nous reprenons notre chemin jusqu'à la librairie ParChemin. Un nouveau voyage attend les silhouettes et leurs ombres portées. La mienne peu à peu s'est évanouie. Le ciel s'est chargé d'épais nuages. La porte s'ouvre sur la maison de l'angle, la librairie, entrepôt des mots, de mots si beaux, de mots si chauds.

 

Des livres dans une valise, des livres que l'on déplie, des mots que l'on envoie, des mots tels qu'on les aime, des mots vivants.

Une librairie gourmande, des mots en cadeaux, en forme de gâteaux, des mots si beaux, dorés, tout juste sortis du four.

 

Au ParChemin on grignote, on chuchote, de titres on s'enveloppe, les auteurs nous portent, nous ouvrent leur porte, porte ouverte sur un nouvel univers réel ou imaginaire. Des étagères pour glaner des lectures, des tables pour poser des phrases, autour d'un thé parfumé.

 

Les silhouettes fouinent, tripotent, lèchent les couvertures de leurs regards avides. Des pages se tournent dans mon dos, des confidences s'échangent autour de livres parcourus, déjà lus. Polars et romans noirs ont leur coin à part. Un espace plus coloré abrite la littérature jeunesse. Une photographie de Julien Gracq, en marche, en noir et blanc, accrochée au mur. Déjà la lumière s'allume, dehors l'éclairage baisse, je n'ai pas encore vu passer l'heure.

 

Je n'aurai définitivement pas assez de temps pour tout voir, tout recevoir, tout lire, tout retenir. Il y a tant de mots pour nous nourrir, tant de phrases pour nous construire, tant d'histoires à découvrir. Je n'aurai pas le temps de croquer tous ces romans, de dévorer toutes ces pages.

 

Par la fenêtre un enfant sur une voiture à roulettes descend la petite ruelle en pente. Il profite de sa descente sans se préoccuper de la remontée qu'il devra affronter, plus tard. J'envie son innocence du temps qui passe.

 

Nos compagnons masculins nous ont rejoints. Les hommes ont décidément une voix qui porte plus que celle des femmes. Leurs conversations fusent, leurs mots s'envolent. Je baisse la tête pour les éviter, les laisse filer.

 

Sur l'étagère de droite un titre en rouge attire mon regard, l'attise. « Les recettes de l'amour fou ». Est-ce encore de mon âge ? Le temps de vérifier je m'en saisis, très peu de textes, juste des dessins humoristiques qui ne me font pas rire. Je n'apprendrai rien de plus sur le sujet. Le sujet est clos, le livre de nouveau au repos.

 

Je redresse le dos, passe à autre chose, choisis une autre prose. Derrière moi deux silhouettes se régalent de substances plus terrestres. Une part de gâteau, une tranche de cake.

 

Il est bientôt l'heure de quitter les lieux. Comme prévu, je n'ai pas eu le temps de goûter à tout. Ma faim est intacte. Je suis loin d'être rassasiée. Des désirs il m'en reste, et plus d'un, un qui d'un titre se réveille, d'une odeur se régale encore.

 

 

L'arrivé du lutin

 

On m'avait prévenue mais je ne voulais pas y croire avant de l'avoir vu ou vécu : à Montjean, à un moment donné allait surgir un petit lutin malin...

 

Je m'étais préparée à cette entrevue sans pour autant connaître ni maîtriser son heure d'arrivée.

 

Il me sembla l'apercevoir un soir, sur les bords de Loire alors que des bouteilles se vidaient dans un apéro improvisé sur le petit muret. A peine mon verre vidé, je l'avais perdu de vue.

 

Le lendemain, à peu près à la même heure, deux nouvelles silhouettes rejoignirent le groupe constitué. Je fis alors connaissance avec deux petits yeux noirs abrités par les bras d'une maman, d'une plante sortie de son pot et d'une graine dissimulant une fleur à venir.

 

Là, j'aurais dû commencer à me méfier mais mon ombre me poursuivait entretenant mon incrédulité. C'est après le tour de table du fromage qu'une bouteille de rhum s'échappa du placard. Sans y prendre garde je la laissais poursuivre son chemin au fond d'une poêlée de bananes. N'ayant pas pour habitude de me priver de dessert, je dégustais jusqu'à la dernière goutte le fruit défendu imbibé d'alcool.

 

C'est alors que le lutin surgit des yeux d'une première silhouette. Son apparition fut suivie d'applaudissements, de rires et de chants qui se propagèrent comme une fumée de poudre enchanteresse. Il y fut question d'omelettes, d'Edith Piaf et de « hashtag » en tous genres.

 

Toujours est-il qu'en rejoignant mon lit, ce soir-là, j'eus bien de la peine à me défaire de ce lutin de joie et de lumière qui avait bel et bien fait son entrée au sein de notre univers.

 

 

Lectures

 

Il s'est passé quelque chose de très beau ce matin. Pourtant il pleuvait. Les ombres étaient grises au lever du jour. Les silhouettes se sont regroupées à l'heure convenue autour de la grande table. Des cahiers se sont ouverts, des bouches également. Des mots ont été lancés, des phrases jetées, au milieu de la pièce.

 

Une voix, puis une autre, un personnage faisant place à son voisin. Chaque fois, un nouvel éclairage du même rivage. Un voyageur amoureux des livres et une petite fée m'emmènent vers les tours d'un sculpteur. Un monarque se pose sur mon épaule alors qu'un lutin malin mime ses dernières facéties. Des nains de jardin s'échappent, sous l'impulsion de Du Bellay, un fil d'Ariane se déplie.

 

Je ne le sais pas encore mais, petit à petit, monte en moi une sensation de paix retrouvée, d'unité remodelée. Alors qu'éclate le mystère de Saint Antoine, mon ombre retrouve sa liberté et toute sa légèreté. Je me laisse emporter par le chant d'une hirondelle aux printemps éternels. Aux doux sons de sa mélodie, je décolle, vibre, chavire, oublie cette pesanteur au bas de mon dos.

 

Le ciel assombri au matin d'une large éclaircie se remplit. J'enfourche l'arc en ciel qui m'est offert, embrasse toutes ses nuances.

 

Il y a plus d'un tour sous la plume de ses silhouettes là. Je me redresse tout étourdie, enveloppée de poésie. Comme par magie, mon ombre s'efface. Sans doute ai-je déjà trouvé ici de quoi vivre à ses côtés sans en craindre le reflet.

 

 

Chez Maryse

 

Des petits chats se cherchent, se chamaillent, mordillent les chaussettes des silhouettes. Mon ombre pénètre au royaume de Maryse, petite maison aménagée à son image. Sur la table des parts de gâteaux colorées attendent les invités. Chaises et fauteuils ont été distribués dans la pièce baignée d'éclairages feutrés. Dans le petit atelier, des tas de perles, des amas de livres, des étagères bourrées de tissus dépareillés. Au sol, une vieille machine à coudre se repose.

 

Dans un miroir se projette une biche, le petit chat gris s'agrippe au rideau, son frère se faufile sous le canapé, la sœur s'endort sous les caresses de Dominique.

 

Un saladier plein de bulles angevines fait son apparition au centre de la table. Les bouches dégustent, les gosiers se réchauffent, la maman chat surveille sa couvée.

 

Céline frappe à la porte. Sa jovialité naturelle intègre le cercle des silhouettes. Elle semble ici chez elle, se mêlant sans effort aux ombres présentes. Il est ainsi des lieux dans lesquels on peut entrer sans y être invité, dormir sans avoir à prévenir, séjourner sans craindre de déranger.

 

Les murs sont teintés de liberté et de gaieté partagée. Derrière l'aquarelle, se cache, à peine, l'ombre d'un conte à découvrir, d'un livre à parcourir, d'un attrape rêve à construire. Un espace dans lequel chacun trouve sa propre place, sa perle rare, une nouvelle page à ouvrir.

 

 

Dans les vignes

 

Une route serpente au milieu des vignes, des vignes toutes bien alignées, chacune à son poteau relié. Un jeune chien qui ne tient pas en laisse, un vigneron qui évoque son métier, une tradition qui a bien du mal à perdurer. La main d'œuvre fait défaut, les enfants ont envie d'ailleurs. Plane comme une incertitude, l'ombre d'une amertume.

 

Il faut faire taire le chien, l'ombre du vigneron s'écarte. Lui et son animal partent pour une brève promenade.

 

Les silhouettes rejoignent l'abri qui les invite tour à tour à déguster blanc, rouge et crémant. L'homme est posé droit sur ses deux jambes tel un piquet de vigne, tour à tour il distribue, commente le fruit de son ouvrage. Au bout de ses bras il tient, déverse ses heures de labeur, son savoir des précieuses liqueurs. Des nez se penchent dans de larges verres, les verres se réchauffent, font tournoyer le liquide, puis la bouche enfin ose et s'ouvre. Pas plus de deux, j'ai peur de tout mélanger, plutôt du corsé, sans sucre ajouté et la journée s'achève comme un rêve éveillé.

 

 

Départ

 

Déjà des lits se défont, des draps se plient, des sacs se remplissent, un aspirateur passe. Sur la Loire la lumière expose encore ses merveilleuses couleurs. Sur les coquelicots encore quelques gouttes de rosée.  Mon ombre réapparaît, le vent est plus frais, de nouveaux nuages s'entassent. L'heure du départ est remise à plus tard, d'un revers de main mise à l'écart, mais la fin du voyage plane sur les silhouettes.

 

Je ne pourrai pas tout retenir, déjà me tourne vers l'avenir. Vite, encore noircir quelques lignes, puis refermer le cahier, prendre mon ombre sous le bras, et repartir chez moi.

 

J

 

D’Elisabeth Le Borgne (début)

 

Je m’appelle Plume Arc-en-Ciel. Je suis une petite Indienne un peu fée, minuscule -enfin, pas très grande-. J’ai des joues pleines et brunes et je reste généralement assez souriante. Je ne suis pas très habillée, cependant le peu de vêtements que je porte sont beaux et colorés. Ma poitrine est juste cachée par un tissu chatoyant et mon torse est barré par un petit arc qui ne quitte jamais mon dos. Non pas que je sois violente. Il me sert généralement à me défendre dans certaines situations, parfois à me nourrir. Je suis une grande voyageuse. J’ai bien du mal à me fixer quelque part. J’habite la terre entière que je parcours à mon rythme, en trottinant, en volant ou en voletant. Car dans mon dos, outre mon arc, j’ai de jolies petites ailes de verre, délicatement transparentes. Quand je n’en ai pas besoin, je les range dans un bel étui de cuir bordeaux. Ne me demandez pas comment je m’y prends. C’est mon secret.

 

Mes pérégrinations m’ont menée en France, sur les bords de la Loire, pas très loin d’Angers où m’attendent bien des aventures. Bref, je viens d’atterrir en douceur dans une délicieuse petite ville nommée Montjean-sur-Loire. Allons voir… Je suis sur le quai Monseigneur Provost, juste au bord de la Loire. Ou plutôt de l’un de ses bras. Il fait beau, pas très chaud, mais cela ne me gêne pas. Je n’ai pas besoin de petite laine pour autant. Jamais. L’atmosphère est paisible et le temps semble s’écouler lentement. No stress. Je boirais bien un petit blanc de Loire. Il paraît qu’ils sont excellents. Je suis d’un naturel solitaire et je ne me montre pas volontiers aux humains, mais cela m’arrive quelquefois, quand je me sens en phase avec eux et que je suis sûre qu’ils ne s’effaroucheront pas à ma vue. Les eaux me semblent paresseuses et la paresse envahit aussi mon petit corps. Je me blottis entre les hautes herbes où je me fais un petit nid. Allongée dans ma cachette, j’admire un vol de cygnes au-dessus d’une barque à fond plat qui passe lentement avec, à son bord, un paisible marinier. Il fait bon vivre. J’aime la vie.

 

Plusieurs barques à fond plat stationnent le long de ce bras de Loire. Elles peuvent paraitre vides et pourtant, tout un petit monde les habite. Divers insectes viennent me chatouiller la peau et je gazouille comme un bébé. De ma cachette toujours, j’entrevois une toue-cabanée en partance et un bateau de tourisme, plus grand. Autour de moi encore, de drôles de figures de pierre ou de bois. Tiens, j’entends des voix humaines. Elles viennent par ici. Qu’est-ce que c’est donc que tout ce raffut ? Un groupe se rapproche. Des femmes surtout, et un homme. Ils s’extasient devant les curieuses formes qu’ils nomment « sculptures ». Appareils-photos en bandoulière, ils sont également équipés de carnets et de crayons. Mon petit doigt me dit qu’il s’agit d’un atelier d’écriture. J’aime écrire et, avec d’autres elfes, comme moi, j’ai déjà eu l’occasion de prendre part à des stages du genre. Et si je suivais ces humains ? Le parcours démarre par un gros singe et un vol de mouettes dont la taille est bien plus imposante que la mienne. Cela ne m’impressionne pas. En cas de danger, j’ai mon arc et quelques pouvoirs magiques qui me protègeraient à coup sûr. Malgré tout, je dois rester vigilante et réagir au bon moment. Je reste mortelle. Le soleil prend la tangente et le ciel se fait plus gris. Qu’à cela ne tienne, accompagnons-les !

 

Je vous l’ai déjà dit : je trottine et je vole. Ainsi, je ne me fatigue guère. Je n’aime pas me fatiguer. Pourquoi se compliquer la vie quand tout peut se dérouler en toute simplicité ? Je vole de l’un à l’autre et à une grande vitesse si je le souhaite. Je m’amuse parfois à m’étourdir, presque jusqu’à perdre le contrôle des opérations comme ces gens de Loire qui apprécient un peu trop le jus des fruits de leurs vignes. Je peux aussi faire du tobogan sur les sculptures, surtout sur leurs faces lisses qu’elles soient de bois ou de pierre, réchauffées par le soleil qui revient.


L’odeur de la Loire et de ses grèves me reste dans les narines, mêlées à celles de cuisine et d’huile de térébenthine. Je me laisse glisser jusqu’à une femme-poisson et rejoint deux dames assises sur ce qu’elles appellent des « causeuses » bien qu’elles se tournent le dos. Un peu plus loin, elles s’agitent autour d’un certain « Janus » gravé dans la pierre, ou plus exactement, surépaissi, deux faces de lune qui se font face à plusieurs reprises ket se rapprochent l’une de l’autre, au point de presque s’embrasser. S’agit-il d’un nouveau Narcisse ? Je vole encore et atterrit sur une belle baleine de bois, puis sur une pierre ajourée à travers laquelle je distingue toute la largeur de mon bras de Loire. Plus loin encore, un bloc de marbre – non, c’est de la pierre, une pierre de pays- avec, sur le dessus, de petites excroissances rondes. Certaines sont lisses à force d’être caressées. Pour moi, ce sont de sympathiques petits sièges qui m’offrent une halte agréable. J’entends les conversations de ceux que l’on nomme parfois « écrivants ». Quel vilain mot, ne trouvez-vous pas ? Du moins, c’est là mon point de vue. Le mien et rien que le mien. Et si je les baptisais « Plumes », comme celles de toutes les couleurs, plantées en vrac dans ma brune chevelure ? En contrebas de ma sculpture, j’aperçois une grande nasse vide, un bateau connu par ici sous le nom de « gabarre » et un pêcheur qui rentre à la maison. Qu’est-ce que c’est que cet animal sur lequel je me pose avec légèreté : renard ou musaraigne au long museau fin ? A ses côtés, un gros poisson rouge ouvre une bouche humaine. J’aimerais bien échanger avec ces « plumes » et avec les sculptures. Je le fais à ma manière, mais en sont-ils conscients ?

 

Je souffre soudain face à un grand pied spartiate qui a l’air plus que malmené. On dirait que de gros piquants se sont plantés dans la chair. C’est peut-être pour cela qu’il se dresse tout droit comme ça. Du moins, ce n’est pas moi qui vais me le prendre aux fesses. Dieu merci, je suis trop petite. Je vole encore un peu plus loin et déroule avec délices les nombreuses veines d’une peau de pierre. Je passe ensuite sur les seins tendus d’une jolie femme incomplète, taillée dans du bois. A moins qu’il ne s’agisse d’une déesse ou d’un dieu égyptien ? Je volette à nouveau et me pose sur un étrange champignon dont je fais le tour. Ah non ! Le champignon, c’est côté pile. Côté face, c’est un visage humain. Un visage d’homme portant chapeau. Ou plutôt un demi visage d’homme, enfoncé dans la terre. C’est un être qui appartient partiellement au monde souterrain. Je comprends son langage et il comprend le mien. Nous dialoguons ensemble. Il me parle de la Loire. Celle d’aujourd’hui qui roule ses eaux sous nos yeux, et celle d’hier, bien plus vivante et active que maintenant, avec ses multiples mariniers que l’on reconnaît de loin à leur démarche et à leur allure générale qui n’appartient qu’à eux. Cet homme au visage à demi enfoui se souvient d’une marinière si belle qu’elle lui en a fait perdre la raison. Peut-être est-ce à cause d’elle que la terre a avalé son corps jusqu’à mi face. Peut-être dans quelque temps, à cause d’elle encore, aura-t-il totalement disparu ? Il m’explique qu’il a longtemps travaillé sur des trains de gabarres, sur un tirot ou sous-tirot, le « Murmure des flots » » ou le « Cambronne ». Il a aussi dirigé d’immenses radeaux construits avec de gros troncs assemblés. C’était le temps où on le surnommait « L’Eponge » ou « La Tétine » et qu’il faisait halte au « Barbillon » ou à « La bonne friture » où il s’émerveillait de la saveur des choses : poissons de Loire accompagnés de sauces délicates, vins goûteux et sucrés, femmes avenantes qui, bien qu’appartenant à d’autres, n’hésitaient pas à lui ouvrir leurs cuisses. L’Amour, ce n’est pas ça, ou pas que ça. C’est bien autre chose, qu’il avait connu aussi avec sa belle marinière qui rendait les hommes fous.

 

Nous avons échangé longtemps. Puis, nous nous sommes salués et j’ai repris mon chemin, ou plutôt à tire d’ailes, celui de mes petites « plumes »… Trois d’entre elles faisaient face à une porte ronde et noire, très réduite et hermétiquement scellée. Une porte qui s’ouvrait « en dedans », sur un autre monde que celui que nous avions sous les yeux. De l’autre côté de la sculpture -car c’en était une- une autre porte. La même ou presque, l’une et l’autre protégeant âprement les secrets d’une âme, ceux de cette œuvre insolite devant laquelle les femmes s’interpellaient au voisinage d’une grande figure dans le style précolombien.

 

Comme je suis d’un genre à la fois curieux et distrait, je me suis vite échappée de leurs préoccupations en voletant doucement, toute tintinnabulante, jusqu’à un panneau indiquant au visiteur les différents usages du chanvre, largement utilisé autrefois -et aujourd’hui encore- dans cette belle région : cordages, voiles carrées, vêtements ou papier. Il était aussi question de moutons, absents de leurs enclos : ceux dits « La lande de Bretagne » ou « Moutons noirs d’Ouessant ». Deux variétés bien distinctes l’un de l’autre. Un nouveau coup d’aile et je rejoignais une autre « plume » près d’un ange de pierre et de fleurs « du même métal » couvertes de lichens. Deux ou trois autres dames se prélassaient sur les formes arrondies d’étranges personnages de bois. Elles avaient l’air de bien se plaire, bien calées entre ces bras, jambes ou torses, accueillants. Dans la foulée, une chauve-souris, un voyageur nu et léger, une pince de crabe humaine et un gros poisson-oiseau ou oiseau-poisson proche aussi du cétacé. Nous sommes enfin arrivés face à la médiathèque municipale et deux ou trois femmes encore sont retournées s’allonger ou s’assoir à califourchon entre les courbes d’un nouveau personnage mi-homme mi-canapé. Ce, non sans s’être d’abord extasiées sur des carrés de patchwork colorés réalisés au crochet ou au tricot et habillant le tronc d’un arbre. Sur les vitres de la médiathèque, l’une d’entre elles s’est intéressée aux différents fils d’une existence humaine, notamment « Le fil rouge d’Ariane » auquel elle avait fait elle-même allusion juste avant de quitter son gîte une ou deux heures auparavant. Il faudrait attendre le lendemain matin pour se laisser glisser au « fil de l’eau ». Mais ceci est une tout autre histoire. Il était aussi question de « coup de fil » et de fil blanc « cousu », de « fil de l’Histoire » ou de « fil conducteur ». Je me demande bien ce que tout cela peut vouloir dire.

 

Tout en voletant autour de ces « plumes », je me gorge d’odeurs. Celle de la Loire, entre autres, un peu vaseuse et mystérieuse comme son cours, en apparence lent et reposant. Est-ce là une vue de l’esprit ? La Loire est vivante. Elle va à son rythme et abrite, entre autres, ses poissons : l’anguille rapide, pêchée la nuit entre octobre et janvier, depuis un chaland de pêche « toue-cabané ». Ou la lamproie qui a des ventouses en guise de dents, qui a côtoyé les dinosaures et qui n’est pas tout à fait un poisson. Plutôt un vertébré gorgé de sang à force de se gaver comme des sangsues, autre forme de vampires. On les pêche lorsqu’elles redescendent le fleuve et, quand on les ouvre en deux, elles ruissellent de tout ce sang absorbé goulûment.

 

La Loire sauvage est aussi fort prisée par des oiseaux tels que les hérons, l’aigrette blanche, le cormoran, les mouettes et goélands, la sterne ou l’hirondelle de sable qui fait volontiers son nid au bord d’une île effondrée. Car la Loire a ses lois propres. Elle construit des îles et les anéantit tour à tour. Les oiseaux mangeurs de poissons pêchent rapidement et tout leur saoul entre les épis de Loire, murs entre lesquels le sable vient se coincer, aide précieuse pour les gabarots et autres mariniers circulant sur l’épine dorsale du large fleuve, lequel charrie autant de sable que d’eau. De l’or pur coule à sa surface entre les clapotis générés par le passage d’une gabarre ou d’une « toue-cabanée » de pêche ou réservée à la promenade. Le soleil et le fleuve dialoguent paisiblement pour conjuguer leurs plus beaux reflets.

 

Je m’éloigne encore de mes « plumes » -je suis incorrigible- qui ont quitté les bords de Loire depuis un bon moment. A mi-parcours des sculptures environ. Moi, dans ma tête comme physiquement, je vais et je viens. Je suis à la fois avec ce qui m’entoure et avec moi-même, fille aussi sauvage et indisciplinée que les eaux ou les sables de la Loire dont il faut apprendre à se méfier. Déjà, le petit groupe -qui n’a vraisemblablement pas conscience de mon existence- file vers les quais, empruntant de jolies ruelles se coulant entre de mignonnes demeures aux petits jardins soigneusement entretenus. On y trouve des rangées de légumes, mais aussi des fleurs et des arbustes, ou des sculptures, ces œuvres en tout genre ayant décidément la cote dans la cité. Je croise un long « animal mythique » et manque de peu de me briser les ailes contre une voiture qui me fonce dessus, menaçant de me briser les ailes. Dans la même rue poussent des valérianes et de finettes « ruines de Rome ». Toujours voletant, je repère un nom de rue. Celle de la « Repiellerie ». Que peut signifier ce mot étrange ? A-t-il un lien quelconque avec le monde des bateliers ?

 

De bonnes odeurs provenant de l’Auberge de la Loire m’incitent à déchiffrer un menu auquel je ne goûterai pas. Peu importe. Mes pouvoirs magiques me permettent d’apprécier tout ce que je veux. Ainsi, aucune saveur ne peut m’échapper et je me délecte rien qu’en lisant d’une « gouline », entrée bien sympathique, suivie d’une « alose de Loire » cuisinée à l’oseille, et d’un soufflé au Royal Combier. Plus loin, sur le chemin du gîte des « plumes », je suis tentée de goûter aux plats du « Bon Saint Antoine » qui ne propose rien aujourd’hui… Ce sera pour une autre fois. Je me glisse à leur insu entre les murs des « plumes » où flottent d’autres odeurs, non moins alléchantes que celles d’un bon resto. Des odeurs de poulet rôti, de fines herbes et de pommes de terre sautées. Pendant que ce petit monde s’agite et se nourrit, moi, invisible et cristalline, je fais le tour du propriétaire. Le gîte est spacieux, très clair et personne ne s’y bouscule. Une mini-cuisine parfaitement équipée, de la couleur et deux grandes tables que l’on aboute à l’heure des repas et autour desquelles chacun prend joyeusement sa place. Tandis que je passe au salon, de petites fourmis s’affairent aux fourneaux, transportant divers plats d’une petite table vers une grande.

 

Alléchant ! Mais moi, je ne mange pas. Je visite. En prenant bien soin de ne pas briser mes ailes si délicates. Le rouge éclate au Salon, sur un mur, sur la table, sur les fauteuils et l’un des canapés recouverts d’un tissu chatoyant. Un autre canapé, beaucoup plus au goût du jour, est noir. Des lampadaires, deux meubles de rangements et une vieille télé prête à faire son office. Ah, j’oubliais ! une ancienne cheminée aussi dans laquelle « brûle » aujourd’hui un beau radiateur. Au milieu d’un mur de séparation, une petite porte s’ouvre sur une buanderie qui pourrait faire également un second salon. Outre le matériel nécessaire à la lessive (machine à laver, évier et cuvettes, produits variés, planche et fer à repasser, étendoir à linge à laquelle sont épinglées plusieurs grandes serviettes éponge), on y trouve une table ancienne et trois chaises, un fauteuil Voltaire au bras cassé, un buffet et une armoire. Et… indispensable… mais après tout, peut-être pas…, un Paperboard qui, à mon humble avis, ne fait pas partie de la maison. Au rez-de-chaussée encore, dans l’immense pièce de vie et derrière la buanderie, deux salles de bain avec toilettes. Tout ce qu’il faut pour le bien-être de chacun.

 

Et maintenant, allons voir là-haut. Ou plutôt en bas puisqu’un escalier descend vers un sympathique jardin qui propose à son tour tables et chaises, appréciables sous le soleil du jour. L’on y trouve un univers foisonnant de verdure. Des rosiers, des pivoines, un lilas, un arbre de Judée et un polonia, divers arbustes et herbes folles qui donnent un charme particulier au lieu. Entre les arbres, je fais des galipettes en riant comme une folle avec plein de petites bêtes que les humains ne voient pas toujours à l’œil nu, ni d’ailleurs à l’aide de leurs instruments, soi-disant, de précision. Je vous ferai grâce de l’étage où les stagiaires se sont appropriés de confortables chambres à deux ou à un lit. Peut-être les lits de camps sont-ils un peu plus raides, mais bon… ils permettent de se reposer…