PALETTE POETIQUE

 

Autour de l’exposition de Claudine Loquen

Salle basse de la Communauté religieuse

 de Saint-Aubin-lès-Elbeuf

Les 7, 8 et 9 février 2018

 

 

 

4 nouvelles rédigées sous la forme du cadavre exquis par : Monique Leloup, Muriel Bonhomme, Dominique Duvivier et Elisabeth Le Borgne

 

Atelier d’écriture PlumededansPlumedehors

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Elisabeth – Monique – Muriel – Dominique

         Fantaisie nomade en totomobile

 

-          Est-ce que vous allez la fermer ? hurla la mère. En voiture, dans la cuisine ou à l’école, il faut toujours que vous la rameniez !

Dans le coffre du break non grillagé, la louve commença à grogner, mais personne n’avait peur d’elle : elle faisait partie de la famille.

-          On n’a rien fait ! s’exclamèrent en chœur les frères et les sœurs.

-          C’est eux ! brailla Zoé. Eux, les jumeaux !

-          Gnagnagnagnagnagna…, se moqua Babacar, l’un des « coupables », tandis que sa jumelle Lili soupirait bruyamment.

-          Encore ! se plaignit la mère. J’aurais mieux fait de vous laisser là où vous étiez avant de débarquer sur terre !

Elle fit de grosses bulles avec son chewing-gum tout en conduisant d’une main.

-          Fais attention, tu vas écraser la vieille ! cria Babacar.

-          Y’avait une vieille ? rumina la mère, la tête décidément ailleurs.

-          Oui, fais gaffe ! Si tu vas en prison, on va devenir quoi ?

            La mère continua de mâchouiller son chewing-gum.

-          Bah, vous survivrez. On s’en est toujours sortis, pas vrai ? Alors, même sans moi, ça ira.

-          C’est quand même mieux avec toi…, commença Zoé.

-          Ah… si tu l’dis !

            Une nouvelle bulle explosa, muselant la mère qui se gara brutalement le long d’un trottoir, éclaboussant quelques piétons qui passaient par là à ce moment-là. L’un d’eux protesta vivement et la mère lui fit un geste obscène en guise de réponse. Le piéton s’éloigna en l’insultant copieusement. La femme ne put répliquer : le chewing-gum lui barrait toujours la bouche qu’elle avait plutôt grande. Elle sortit de la voiture en claquant la portière après avoir invité sa marmaille à se tenir tranquille pendant son absence qui durerait le temps qu’elle durerait.

            Les enfants la regardèrent disparaître au coin de la rue. On aurait dit une femme-oiseau, aussi légère dans ses mouvements que bien campée dans ses larges vêtements colorés. Elle était belle. Ses longs cheveux frisotés, vaguement attachés dans le dos, dégoulinaient en un flot de dentelle.

-          On dirait qu’elle va s’envoler, dit Zoé, ce qui fit ricaner les jumeaux tandis qu’Alex et Max rêvassaient dans leur coin.

-          Elle est faite pour la danse, murmura Max en sortant de sa torpeur.

-          La danse, ça fait un peu partie de son drôle métier ! rigola Babacar.

-          Et c’est son drôle de métier qui nous a donné la vie…, lança Lili d’un ton provocant.

-          Parle pour vous ! se fâcha Zoé.

-          Oui, oui… Toi, ma belle, tu as un vrai Papa ! répliqua Babacar. Qui a pourtant fini par te laisser tomber, comme celui de Max ou d’Alex. Mais au moins vous, vous savez à quoi il ressemble, votre père ! tandis que Lili et moi…

-          Il doit avoir une drôle de tronche, votre père, dit Zoé. Blanc d’un côté, noir de l’autre.

-          Ne te moque pas ! la menaça Babacar tandis que la louve recommençait à grogner dans le coffre de la voiture.

-          Doucement, doucement…, ironisa Zoé en se plaquant contre la vitre.

            La louve lança un aboiement annonciateur d’une possible sanction. Aucun des enfants, en surnombre sur la banquette-arrière, n’était attaché. Jamais. Que la voiture roule ou qu’elle soit à l’arrêt.

-          C’est vrai, insista Zoé. Tu es noir et Lili est blanche.

-          Maman nous a dit un jour que nous n’avions pas le même père, intervint Lili.

-          Pas le même père ? s’étonna Alex. Mais vous êtes nés le même jour, presque à la même heure !

-          C’est comme ça, dit encore Lili. Ça ne s’explique pas.

-          Si, insista Zoé -et la louve lança un nouvel aboi- Il y a sûrement une explication.

            La mère revenait déjà, d’un pas assuré sur ses hauts talons pointus. La portière se rouvrit à la volée et elle se laissa tomber lourdement sur le siège du conducteur. Rassurée, la louve grogna faiblement et Babacar sauta comme un ressort sur le siège du « mort ». La portière claqua de nouveau. La voiture démarra. Le chewing-gum ne devait plus avoir de goût, mais la mère le mâchouillait encore.

-          Alors, vous êtes calmés ? demanda-t-elle en se tournant vers sa joyeuse petite bande.

            Leurs origines ? D’où ils viennent ? A qui ils ressemblent ? Incertitude angoissante, questionnement légitime. Les enfants n’auront qu’une réponse approximative à leurs interrogations, laissant la porte ouverte au mystère, au fantasme. Dans leurs rêves, ils s’inventeront une ascendance romanesque, idéale. La marmaille a repris ses chamailleries qui ne cessent que lorsque la mère disparaît. C’est leur garde-fou, cette mère fantasque, hors norme. Ils l’aiment tendrement. Elle est brutale, vulgaire, mais ô combien nécessaire à leur équilibre, si fragile fut-il. Cette famille complexe se construit et s’épanouit dans un climat bouillonnant et le lien qui les attache est solide et passionné. Dans le coffre de la voiture, la louve grognait. Elle s’impatientait, donnait des coups de museau dans sa cage infernale. La porte finit par céder sous la force enragée de l’animal qui s’échappa violemment de sa prison. Ce fut l’affolement. Oh, après tout, qu’elle s’en aille retrouver ses congénères !

-          Une bouche de moins à nourrir ! s’exclama la mère nonchalante.

            Les enfants étaient dépités. La femme rassembla sa progéniture et vola vers d’autres horizons. Elle proposa un après-midi au cirque.

-          Ouah ! s’exclama Babacar.

-          Youpi ! s’esclaffa Lili.

            Re-voiture, re-vieille à s’crabouiller, nouvelles éclaboussures, un autre chewing-gum ; mais un peu de nostalgie règnait, parce qu’on n’entendait plus les grognements de la louve.

            Au cirque, la joie revint. Le spectacle était magnifique, chamarré. Le funambule suivit une courbe funamburlesque sur un petit vélo – « vite, vite » - à pneus jaunes ; la danseuse était en kilt et sa jumelle en tutu.

-          Quel drôle de couple ! dirent en chœur Babacar et Lili.

            Le clown portait un chapeau pointu, jaune à pois et un pull à bayadère jaune et rouge. Des chats savants sautaient partout ; des oiseaux aux gros becs prêts à vous dévorer,… à vous faire peur ! Bouh ! envahissaient l’espace. Zoé était la première -toujours aussi vive- à réagir :

-          Regardez ! La louve ! Elle a été engagée au cirque.

            Max sortit de sa bulle (bulle de chewing-gum ?). Grande discussion. La mère émit des doutes.

-          Ce n’est peut-être pas une engagée volontaire. Est-elle heureuse ? Où est sa liberté ?

-          Sage réflexion, Maman, répondit Max.

            Les idées fusèrent. Max fit éclater sa bulle.

-          On va la libérer.

-          On va l’emmener à la mer.

-          Il faut qu’elle parte en voyage.

            Aussitôt dit, aussitôt fait. Les enfants et la maman crièrent à tue-tête :

-          Sauve-toi ! Sauve-toi !

-          Monte dans la voiture !

            Après un instant d’hésitation, la louve fit le tour de la piste (le sable vola, vola) et passa de l’autre côté du rideau. La portière du carrosse s’ouvrit et hop ! direction la Bretagne, chez les bigoudens, première étape avant de faire un plus grand détour pour aller se mettre au vert, en Afrique. La mère prendrait des vacances à la mer, avec les enfants et la louve. Les enfants échangèrent leur emploi du temps du Havre de Grâce contre un passe-temps de sable et de coraux, de baignades et de fêtes. La mère se fit des copines, et dansa. Elle se fit un copain aussi, un mec très grand avec un très long nez, mais particulièrement bizarre. On aurait dit Filochard ! Comme disait Babacar, elle avait le chic pour tomber sur des excentriques. « Et il n’est même pas noir », regretta-t-il un peu. Mais surtout les enfants en avaient un peu peur. Avec les histoires que leur avait racontées leur mère, vous pensez bien !

            Et puis, la louve avait trop chaud et elle commença à avoir la nostalgie du Nord. Elle déprima. La preuve, elle avait de plus en plus tendance à montrer les crocs.

-          Il faut que notre louve retrouve sa meute. Elle créera une famille, c’est sûr. Nous lui montrons l’exemple, en nous entendons tous comme… « lurons en foire ». C’est comme ça qu’on dit, Maman ?

-          Exactly ! Et puis, je n’ai plus de réserve de chewing-gums : il faut rentrer.

            Max se réveilla pour l’occasion et offrit à Maman une réserve de chewing-gums.

            Donc voyage de retour. Perros-Guirec. La mer et ses bigoudens. Ses marins ou ceux qui en restaient. Petit instant de répit, parce que la mère bien évidemment, tomba amoureuse. Elle vadrouilla un bon moment avec un alter-ego qui se prenait pour un artiste et un papa, un papa artiste, conteur-charmeur. Il voulait bien suivre ! et aller vers la Normandie ! et y rester avec la tribu.

            Petit détour par la montagne en totomobile pour libérer la louve qui leur dit un grand hou ! hou ! avant de courir son aventure avec le chef de meute locale, un vrai leader qui défendait tout son petit monde, ses femelles, ses louveteaux, fidèlement. Les adieux furent rapides : l’histoire n’était pas triste. Fini le cirque, fini l’Afrique, restaient les souvenirs. Et d’autres aventures.   

            Pour la mère, en tout premier lieu, qui, depuis qu'elle avait rencontré son amant artiste semblait comblée. Elle s'en étonnait elle-même : « Bah ça alors, m'amouracher comme ça, je ne l'aurais jamais cru... ». Elle ne mâchait plus rageusement ses chewing-gums, mais donnait toujours un brutal coup de volant en direction des flaques d'eau pour asperger les piétons. Son alter ego apprenait à Babacar et Lilly des tours de magie. Zoé quant à elle, passait beaucoup de temps sur son petit vélo aux pneus repeints en jaune. « Comme le funambule ! », disait-elle, le visage fendu d'un large sourire.

 

            De nouvelles aventures, il y en eut. Entassés dans la voiture, ils sillonnaient les petites routes, s'égarant parfois dans des chemins de traverse, toujours à vive allure. Les prétextes ne manquaient pas, la foire du Trône, les zoos, les villes, les ports de bords de mer... la mère conduisait dangereusement, les yeux souvent rivés dans ceux de son Freddy plutôt que sur la route. « Attention, tu ne vois pas le chat jaune, tu vas l'écraser ! » soufflait Max qui redoublait de vigilance. Il leur évita bon nombre d'accidents. Lilly, Babacar et Zoé n'avaient pas conscience des risques encourus. Ils continuaient à se pousser pour gagner un peu de place sur le siège arrière, à se pincer, se chamailler. La louve n'était plus là pour grogner, aboyer et faire taire la marmaille quand le ton montait trop fort.

 

            Bien sûr, toute la fratrie était encore soudée, tous étaient heureux d'être ensemble, et la mère, femme-oiseau, avait l'air de rajeunir, si ce n'était de gagner en sagesse. Cependant, les ados grandissaient. Pour Alex et Max, la magie n'était plus la même. Les sorties bruyantes à un train d'enfer les ennuyaient. Ils se rêvaient libres, découvrant de nouveaux pays lointains, ensoleillés, et s'inventaient des amantes merveilleuses. Ils avaient besoin d'un peu de tranquillité. Ils s'installèrent dans la vieille caravane au fond de la cour. « Vous n'avez pas mieux à faire que de vous enfermer dans ce vieux tas de tôles ? » demandait souvent la mère en soupirant.

 

            Les deux frères avaient leur idée. Ils préparaient discrètement un plan pour partir. En attendant, ils passaient beaucoup de temps à discuter, à rêver, à imaginer un bestiaire original, des oiseaux, des chats, des loups... aux robes et aux plumages de toutes les couleurs, évoluant pacifiquement les uns et les autres dans de vastes paysages de bords de mer lumineux. Plus de frontière.

 

            Alex se remit à peindre, son imaginaire se nourrissait des propos échangés avec Max. Ses toiles étaient joyeuses, débordantes de couleurs vives, chatoyantes. Se mêlaient en une grande farandole, des personnages aux longs bras, se touchant, se rejoignant, se regardant les yeux dans les yeux. Les protagonistes étaient accompagnés, entourés d'oiseaux aux becs et aux plumes fantastiques, de chats jaunes, bleus, démesurément grands, de loups tout noirs, jamais agressifs. Alex réalisa que chacun de ses tableaux faisait écho à la vie de sa famille, aux visages aimés, aux paysages découverts, aux loups... à tout ce qui lui importait. Une réappropriation, une nouvelle lecture de toutes les aventures partagées avec sa famille, la mère, l'amant fantasque, Babacar, Lilly, Zoé, Max et lui-même. Les lieux, les attitudes des personnages étaient détournés, transfigurés et ainsi rendus à plus de vie. Un chant, une célébration. La fantaisie, l'imagination d’Alex était au service d'une intensification du quotidien, d'une autre acuité en lien profond avec lui-même, avec sa sensibilité et sa passion. Cet hommage sensuel à la vie, à l'amour, à la présence au monde, à la poésie, à l'éternel présent dont il se nourrissait en peignant, lui devint indispensable.

 

            Dominique – Elisabeth – Monique – Muriel

         Rimes et couleurs

 

            Des couleurs vives, une farandole avec toutes les nuances de l'arc-en-ciel. La lumière est valorisée par la matière, les textures. Sensations, émotions foisonnent. Claudine Loquen affirme : l'Art est le pharmacien de l'âme.

 

            Nous voilà prévenus, prêts à nous émerveiller, nous immerger dans l'allégresse, la joie des tableaux dont on prendra soin de ne pas entraver la richesse, la proposition, par une interprétation hâtive et réductrice. Dans ces toiles, les animaux tourbillonnent autour des personnages, s'étirent dans un déploiement suggestif, inhabituel, dans un chatoiement de nuances en mouvement. Une ambiance presque ludique, inventive, rappelle Les mariés de la tour Eiffel de Marc Chagall. Le tableau Bébé bleu quant à lui, semble faire un clin d'œil    complice au vers La terre est bleue comme une orange de Paul Eluard.

 

            L'artiste modifie allègrement la réalité, la bouscule, la détourne et la magnifie. Alors, de quelle réalité s'agit-il ? De celle de son imaginaire qui donne à voir la vie, la célèbre. Légèreté, apesanteur, caractérisent les toiles dans lesquelles nous pénétrons. Les sens en éveil répondent à l'invitation du peintre. Prendre le temps de s'attarder, revenir en arrière, percevoir l'écho circulant d'un tableau à l'autre, la dynamique et l'unité fondatrice faisant sens.

 

            Des fresques familiales, des scènes intemporelles consacrées aux divers âges de la vie : naissance, mariage, les enfants, les jumelles, ces évènements sont révélés par des visages connus, vivants et chéris. Les regards espèrent, se cherchent, regardent dans la même direction, s'unissent, se perdent les uns dans les autres. Harmonie. Les bras, les mains s'allongent pour mieux appréhender le monde, se rapprocher, se toucher, s'enlacer ou simplement entourer chaleureusement une épaule.

 

            Amour de la vie, amour inconditionnel des membres d'une fratrie, passion d'amants qui se retrouvent et réinventent une chorégraphie des corps rien qu'à eux. Amours rêvés, pressentis, attendus, comme dans le tableau Green, inspiré d'un poème de Paul Verlaine où l'on voit un homme qui tend, les yeux embués d'émotion et d'espoir, un généreux bouquet de fleurs rouges à la femme assise en face de lui. Amours vécus, incarnés, sont peints sans insolence, sans effronterie calculée et fredonnent de façon audacieuse et superbe la vie.

 

            L'émerveillement, c'est peut-être ça : avoir devant soi plus à aimer qu'à comprendre. Ces mots d'André Bruyère en préface de l'ouvrage Résonances singulières dans lequel Claudine a illustré cinquante-six poèmes de prestigieux poètes, sont judicieusement choisis. Éblouissement. La vie chantée, réenchantée. Certains personnages des toiles semblent prononcer ce vers de Louis Aragon :

 

            Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie

 

             Et cet extrait d'un autre poème de Victor Hugo :

 

            Tout ce qui peut séduire

            Tout ce qui peut charmer

            Chanter et rire

            Dormir, aimer.

 

            Quelle merveille ! se dit Marc. Jamais je n’arriverai à la cheville de cette artiste. J’ai bien essayé de dessiner et de peindre, mais je n’ai jamais pu être satisfait de mon travail. J’ai aussi tenté quelques vers qui valent ce qu’ils valent, c’est-à-dire peu de choses.

 

Le regard de la femme-oiseau

Se perd dans une sorte d’ivresse

Où des chats marchent à l’envers

Sur le plafond d’un monde lisse

 

De gros chats aux grands yeux complices

Humains et déclamant des vers

A de toute jeunes princesses

Flirtant la nuit avec Pierrot

 

Pierrot de la lune bien sûr

Assis en tailleur dans l’espace

D’où il observe des danseuses

Couronnées de petites fleurs

 

D’elles émane un si grand bonheur !

Il leur chante tant de berceuses

Qu’elles s’endorment face à face

Tombant comme des fruits trop mûrs

 

 

            Je suis loin de Verlaine et de Victor Hugo. Je ne suis que moi-même, petit écrivaillon en quête d’idéal. Mieux vaut sans doute que j’enfouisse mon âme sous des couches et des couches de… quoi, d’ailleurs ? Allons bon… je vais surtout plonger mon nez dans de beaux recueils bien écrits et passer le plus de temps possible dans de belles expositions qui me feront rêver, rêver, rêver encore. Chimères que tout cela ! Revenons à la réalité, du moins à celle que j’appelle la mienne. Ma chatte bleue de Russie miaule étrangement, comme si on lui arrachait les tripes une à une. Que lui arrive-t-il ? Serait-elle malade ? Je ne la vois pas. Où s’est-elle donc cachée ? Elle miaule de plus en plus fort. Ah oui… c’est vrai. Elle est enceinte. Peut-être met-elle bas quelque part. C’est toujours beau, une naissance, malgré l’inévitable souffrance des mères. J’assiste, impuissant, à la naissance invisible de chatons que je ne pourrai pas garder chez moi. Pas tous, en tout cas. A moins que je ne les cache dans la doublure de notre « réalité » qu’ils finiront sûrement par lacérer de leurs griffes-rasoirs. Je prie pour que tout se passe bien, pour que vivent mère et petits afin que, peut-être, qui sait, Claudine Loquen les dessine et les peigne, immortalisant leur doux sourire et la soie gris-bleu de leurs pelages.

 

            L’artiste, sans nul doute, saura avec tout son talent, nous réconcilier avec la faune imaginaire qui peuple nos rêves enfouis au plus profond de nous-mêmes. Les chats, les chiens, les oiseaux partagent l’espace habité par les humains. Communion poétique, confondant la place de chacun. Ils se laissent apprivoiser. Communication mystérieuse, onde magique, ils ondulent, les yeux grands ouverts dans leurs habits de couleur.

 

            Artiste, toi aussi, comme un animal fétiche, tu m’as apprivoisée. D’autant que visitant ton exposition, je n’oublie pas : j’ai projeté, au moment de m’orienter dans mes études, de me lancer dans le métier de conférencière des musées, et/ou critique d’art. Ces vœux ne se sont pas réalisés mais j’ai passé tout mon temps libre possible dans la lecture, dont celle d’ouvrages d’art, et dans les visites d’expositions. Souvent, je me suis égarée. Mais par exemple, je fus longtemps fidèle au musée Dapper d’art africain, hélas fermé (car un monde se ferme, mais d’autres s’ouvriront). Et j’ai rêvé d’Afrique sans jamais découvrir ce monde en réalité. Aujourd’hui, je me dis que mes fantasmes et mes rêveries devant des tableaux -continents et créations des individus-continents m’ont apporté beaucoup de grâces et de plaisirs.

 

            Merci à vous, ô créateurs, ô artistes, de m’avoir maintenu dans l’humaine condition, de m’avoir fait explorer d’autres vies, d’autres visions, de m’avoir fait vivre en imagination ce que je ne saisissais pas dans ma vie grégaire, vulgaire, lourde et plate (végétative même ?). Quand souvent j’étais empêché, par la maladie, dans mes contacts et mes relations à autrui, vos créations artistiques me ramenaient à la réalité, me re-connectaient à elle. Et aujourd’hui, Claudine, j’aime me retrouver dans ton quotidien perçu dans tes tableaux qui me parlent. Apaisée, subjuguée, je me retrouve un peu en toi, par ton amour de la famille, de ta sœur, de la vie comme elle va, des amis et des amies de partout, des ciels et des animaux, de vacances, de l’enfance, de Paris, de la Bretagne, des couleurs, de la poésie des mots, des contes pour petits et grands. Un instant, je me sens proche de toi, si humaine, si femme, et je me réjouis pour toi de tes amours, des enfants au doudou-lapin, de l’enfant bleu. Au fond de moi, je suis réconforté de vivre au moins « par procuration », un peu à la sauvette, l’existence de l’enfant que je n’ai pas eu, mais aussi que j’ai été. Je rends hommage sincèrement à ta vie de femme, à tes maternités, à ton cœur d’artiste, à ta vie tout simplement, à ton courage optimiste et joyeux, car il faut du courage pour vaincre et apprivoiser les démons, les loups embusqués dans la ville. Combien il faut d’oiseaux, de courbes d’oiseaux, de chatons et de chattes enceintes, pour voir la lumière du jour, pour mettre au jour, pour mettre à jour l’existence, l’amour et tous ces petits riens qui font tout.

 

            Et puis, laissons les interprétations hâtives et réductrices, et laissons-nous porter par la couleur, par les couleurs, l’espoir, les sensations de chaleur et de caresses, les mots aussi des poètes qui t’ont accompagnée, et qui nous font revivre sous l’emblème et les blasons de l’amour et du bonheur, des bonheurs à travers la sur-réalité de tes toiles, données à voir. Aussi, je vais pouvoir me laisser aller au réel des sensations et des sentiments, continuer en dehors de cette salle d’exposition l’Elan offert par ton œuvre. Je te devine généreuse et j’aime cette qualité. Tu me réconcilies avec le monde, avec la vie. Alors, merci, merci, merci…

 

            P.S. : As-tu pu « sauver » la maman-chatte et ses petites créatures ? Cachées dans la « doublure », mais resurgissant dans tes images… qui respirent. Et j’ai tant d’autres questions, mais trop indiscrètes ; garde tes secrets car tu as déjà tant donné, tant partagé. A bientôt ! Bon jour !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           

 

         Muriel – Dominique - Elisabeth – Monique

         Farandole lyrique

 

            La vie est une fête, une ronde de couleurs. Depuis le début, depuis l’enfance. Et il n’y a pas de fin : que du bonheur ! « Autant qu’il m’en souvienne, la joie venait toujours de la peine. » Et cela grâce aux êtres aimés, toi ma sœur, mon autre moi-même.

            Te souviens-tu, ma sœur Anne, quand nous jouions à rêver du Prince Charmant, à nous imaginer princesses du temps de François 1er ? Je réinventais, dans mes rédactions d’écolière, la vie d’Anne de Bretagne ; la Bretagne de mon enfance, et de toute ma vie fidèle. J’aimais bien les bigoudens et leurs coiffes de dentelle ; à la fête des filets bleus, quelques années plus tard, les jeunes filles pérennisaient encore le cœur de leurs grands-mères. D’elles, je me souviens, et comme je me prends encore pour elles, toi, ma sœur, moi, ta sœur, en connivence. Dans nos souvenirs de famille aussi, la constance est au rendez-vous.

            Te souviens-tu, ô ma sœur née quelques minutes avant moi, mon « aînée », mais si peu, de l’école où nous avons vécu nos premières amours ? Et te souviens-tu de ce bel enfant du voyage de passage au Lycée Françoise de Grâce ? Nous avons partagé nos rencontres, partagé notre temps en même temps que nos emplois du temps. L’avenir pérenne était devant nous.

            Autant qu’il m’en souvienne, nous adorions tchatcher en nous imaginant la vie, et l’homme de notre vie. Ainsi, Paris aussi fut une fête, une fête légère, que nous passions aux Deux Magots, quitte à subir quelques ecchymoses, dans un monde interlope de peoples ambigus. Des femmes ne restaient pas longtemps seules à leurs tables, mais elles y ressentaient des moments de solitude, même en se promenant au pied de la Tour Eiffel, au cœur de Paris et avec Paris au cœur (et ce pari au cœur, cet espoir que la vie est à nous.)

            Derrière les terrasses de café, il y avait les chambres de bonnes, au-dessus de Paris, avec les oiseaux dans le ciel, les hirondelles qui piaillaient au bonheur du retour, avec les oiseaux aux pieds des boulevards, les pigeons endimanchés. Jamais je n’ai dit « Je hais les dimanches », car chaque jour est une fête qui me rapproche de l’être aimé. Car tu es le témoin, ma sœur, mon ange, de mon bonheur de rencontrer mon amour pour toujours, mon Clark Gable « d’Autant en emporte le vent » à moi. Il n’a pas peur du loup, il m’en protège et pourtant il a la fidélité de ce totem. Car j’ai mes animaux totem, le chat d’abord, celui qui partageait ma chambre de bonne là-haut sous les nuages, si chaude en été (et si glaciale en hiver ! mais à deux, on a moins froid.) Et puis le loup.

            Le loup ne m’a pas mangée malgré ses grandes dents. Hou ! Fais-moi peur ! Il a épousé mes formes, et dans sa grande sarabande, je l’ai dompté en le multipliant par l’image à l’infini. Et nous, mon amour et moi, l’avons oublié en partant en voyage en Afrique. Où des sœurs noires, jumelles elles aussi, nous attendaient, nous regardaient, et regardaient encore l’arrivée de mon amour, juché sur son vélo. Je faisais une tournée de danse, et je découvrais les couleurs de l’Afrique, les boubous multicolores des Africaines, mes nouvelles amies, mes nouvelles compagnes en sororité, sous les palmiers. L’aventure n’était pas finie.

            De retour en France, la famille s’agrandit. La vie continue et je n’en vois pas la fin. Les garçons ressemblent à leur père, et je me revois petite fille dans la fille de ma sœur. Je leur raconte à tous l’histoire du doudou-lapin, et les tapis volants de la maison « en mue » nous emmènent ailleurs, en Afrique, au cirque, au théâtre. Car la vie est aussi une mise en scène, sincère et joyeuse. Hop ! Assistons chaque jour au lever de rideau.

            Nous prenons souvent notre petite voiture pour partir nous promener, retrouver la Bretagne et ses marins. Je me souviens des départs en vacances ! Sans rien oublier et tout jeter dans nos valises, besaces à merveilles, les ballons, les chaussettes, les petites voitures et les fioles d’élixirs de souvenirs. Ou nous allons au cirque, rencontrer les clowns au chapeau pointu, aux pommettes rouges. Ou nous allons danser, dans le jaune du soleil. La vie est ronde, comme les roues de notre voiture. Le parasol est là, pour nous protéger si nous en avons envie. Mes yeux, nos yeux, sont grand ouverts sur l’existence, sur l’autre, sur le monde. Et souvent, dans la musique de notre chambre à coucher, nous refaisons le monde en refaisant l’amour. Après l’amour bohême, l’amour charnel, ta main sur ma tête échevelée, et nos sexes en cavale. Après avoir été la fille en pull rose, je suis ta femme, et sur ton visage, je perçois -moi seule et quelques rares élus- ton sourire, ton sourire d’en-dedans. Pour regarder qui ? Moi, ta sirène, plongée dans une mer d’écume, dans les algues et les coraux de dentelles fines. Des coraux comme les collerettes féériques portées par la marraine de Peau d’Âne, au cou altier.

            Alors, je suis ramenée à l’enfance, aux jupes amples des matrones qui croisent un oiseau au bec géant, à l’œil rond admiratif. Dans cet œil se trouvent « tous les garçons et les filles de mon âge » ; et moi, avec ma nouvelle petite robe de fête, les cheveux au vent, super-visée par un loup mi-fugue-mi-raisin, qui me guette ou me lorgne avec « concupi-science ». Il faut que je me protège de la femme intercesseur ou entremetteuse qui menace ma voiturée, qui nous conduit, mon amour et mes ados, vers des horizons clinquants. N’est-ce pas la mort, mais une mort joyeuse, toute en couleurs et en dents blanches, qui rôdait tendrement dans chacune de mes scènes ?

            Mon visage était presque - jamais ? - le même, et regardait souvent l’autre. C’était le visage d’une jeunesse éternelle, les joues rougies par le plaisir, les mâchoires carrées prêtes à mordre la vie à pleines dents, le cou haut perché, les bras enlaçant toujours quelqu’un, un amour, un chat, un enfant. « La courbe de tes bras », les courbes de mes épaules, dodues, de mes hanches, dodues, de mes seins, pointus.         

            Te souviens-tu, ma sœur, parmi tous les voyages que nous avons faits ensemble en Bretagne, celui qui nous amena à Perros-Guirec. Face à la mer, les bras largement ouverts, en communion, nous regardions les longs cheveux de l'une et de l'autre s'agiter, portés par le vent. Nous avions l'impression que tous les stigmates de la vie urbaine, les soucis, les tracas s'envolaient, emportés de plus en plus loin. Nous retrouvions en quelques instants notre complicité, et, d'un bienfaiteur silence intérieur, naissait une nouvelle confiance.

 

            Les loups couraient, jappaient en cercles concentriques autour de nous, heureux eux aussi de cette liberté retrouvée, grisés par l'espace. Cependant, leurs yeux jaunes ne nous quittaient pas, attentifs comme peut l'être le regard de parents soucieux de leurs enfants. Et si j'évoque précisément ce souvenir, c'est parce que ce jour-là, nous étions quatre, contrairement aux autres fois. Mon Clark Gable et ton Oscar Peterson comme tu l'as nommé, à cause de sa virtuose interprétation de Night train, et toutes les autres partitions qui accompagnaient joyeusement certaines de nos soirées.

 

            La mer était belle, et d'un accord tacite, sans plus de mots que nécessaire, nous marchions vers le port, les uns derrière les autres, nous tenant parfois par l'épaule. C'était bon de se retrouver ainsi après le voyage en Afrique. La vie est bien souvent surprenante, elle nous propose de possibles nouveaux chemins, parfois dans les moments où l'on s'y attend le moins. Ainsi, à l'instar des quatre loups autour de nous, nous formions une famille ouverte au monde, à son lot de sensations, d'émotions aux couleurs de plus en plus vives, nitescentes et séduisantes. Comblées l'une comme l'autre, avec nos doux amants, nous avions plus que jamais, le souhait de danser la vie et de se nourrir amoureusement des campagnes, des villes, des ports et des rencontres fraternelles.

 

            Villes, ports et rencontres qui n’en finissent pas de se multiplier, de se renouveler, de se réinventer. L’été prochain, nous retournerons à Concarneau pour la fête des filets bleus, et, en famille, nous dégusterons, un peu plus tard, crêpes et galettes dans la ville close, après avoir écouté, des larmes plein les yeux, la voix rauque d’un chanteur irlandais, chargée de whisky, pas forcément de bonne qualité. Non, je te le promets, nous n’irons pas chez ce type qui nous avait si mal reçus un soir d’hiver… Le chanteur irlandais ne sera jamais ton Oscar Peterson à toi, ma sœur adorée, ni mon Clark Gable à moi, puisque nous avons l’une et l’autre trouvé nos merveilleux alter egos. Même si sa voix, son chant -bouleversants- sont emplis d’iode, d’une vague nostalgie, de cette mer qui s’éloigne de nous, puis remonte, reprenant avec chacun de nous un dialogue à peine interrompu. Avec l’artiste et ses musiciens, il y a aussi dialogue. Un dialogue d’âme à âme, que, ni toi ni moi, ma sœur, ne pouvons expliquer avec des mots. De même, ton âme et la mienne bavardent, à toute heure du jour et de la nuit, que nous partagions une même maison ou que l’une ou l’autre de nous deux soit à l’autre bout du monde. Toi et moi, c’est « A la vie, à la mort ». Même la mort ne pourra nous séparer.

            Avec le chanteur, c’est différent. Cependant, quelque chose au plus profond de nous, nous unit. N’essayons pas de comprendre pourquoi. Nous n’avons pas besoin d’explication. C’est juste quelque chose qui se vit intensément. L’été prochain, nous participerons encore à la petite -à moins que ce ne soit la grande-Troménie de Locronan. Nous suivrons à petits pas ceux des Bretons costumés portant à bras le corps statues et bannières à la gloire des saints de telle ou telle commune avoisinante. Nous admirerons les bigoudens d’aujourd’hui dont les coiffes sont moins hautes que celles que nous pouvons voir dans nos pubs TV. Celles qui permettent d’entrer sans problème dans une voiture non décapotable. Les grandes occasions populaires que sont encore les Pardons ou les Troménies leur donnent   l’opportunité d’enfiler et d’exhiber leurs belles tenues richement brodées -parfois de leurs mains habiles- qu’elles mettent en valeur lors des défilés et danses traditionnelles au son du biniou et de la bombarde.  

            Nous ferons également un tour à Saint-Brieuc, à Saint Pol de Léon et à Roscoff où nous achèterons ces délicieux oignons roses avec lesquels nous ferons une bonne « soupe d’ivrogne ». Enfin, nous réaliserons le vieux rêve qui nous taraude depuis un bon moment : nous irons à Clohars explorer la Vallée des Saints où s’érigent chaque année plusieurs nouvelles statues immenses de saints fondateurs de notre belle Bretagne, toutes ou presque sculptées par un artiste différent. Que dis-tu de de mes propositions, ma sœur chérie ? Tu n’es pas obligée de partager mon enthousiasme et nos familles non plus, d’autant que les lieux évoqués sont assez distants les uns des autres. Je suis pourtant assez sûre de moi, de nous tous tant l’Amour qui nous relie est puissant. Je t’aime, ma sœur. Et je vous aime tous, vous, gens de ma grande et magnifique lignée !

            L’amour qui vous attache les uns aux autres est enviable. Vous en avez de la chance ! J’imagine cette belle famille qui se prend par la main pour former une grande chaîne. Pour ma part, mon destin s’est fracassé sur les bords d’un autre pays, celui de la Lybie. Mes frères, mes sœurs, mes parents, sont restés au pays. Mon histoire à moi n’aura pas les couleurs des tableaux de Claudine, orange, rouge, jaune comme nos boubous, mais la couleur du sang, ce n’est pas le même rouge. Cela dit, je fais une prière, une prière d’espoir. Celle d’avoir une vie meilleure, entourée de joyeux lurons, de chatons de toutes les couleurs, d’amourettes romantiques. Ecrire une nouvelle histoire, la mienne, fraîchement reconstruite. Ma femme aurait la peau claire, des fleurs dans les cheveux, du rose aux joues et les mirettes scintillantes, mes enfants seraient caramel. Nous formerons une sarabande en teuf-teuf démodée sur les chemins de France où l’on peut encore rire et chanter en toute liberté. Tu vois, nous n’avons pas les mêmes rêves, regarde-moi seulement avec douceur, alors le feu qui brûle en moi aura la force de renaître.

           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Monique – Muriel – Dominique – Elisabeth

         Sur la plage…

 

            Je me balade sous les palmiers, au bord de la mer bleu-marine, sur la plage ensoleillée. Des ados s'amusent. Ils se retrouvent entre amis, pleins de vie et de fougue. Les folles couleurs de leurs costumes explosent sur l'ocre du sable. Dans ce cercle amical, deux princesses, sans vergogne, vivent leur première expérience amoureuse, avec une tendre délicatesse. Ravies d'échapper à l'autorité parentale, des sœurs jumelles s'adonnent à des jeux fantasques. Des couples se forment. Le fiancé timide offre des fleurs des champs à sa dulcinée rougissante. Les adultes les côtoient. Ils viennent en famille se réjouir. On roule à vélo rigolo, pas facile sur le sable. La trottinette se fait reine. Les enfants bondissent, chahutent joyeusement. C'est un bain de jouvence. Un jardin d'enfants à ciel ouvert. Dans ce décor exubérant s'invitent chiens et chats de toutes les couleurs. Les uns joviaux se laissent bercer par des bras féminins, les autres dociles ou menaçants intriguent ou étonnent. De charmants oiseaux au bec exagérément long percent le cœur des pubères faussement naïves. Ce foisonnement de volatiles offre douceur et candeur. Des femmes à la peau couleur cannelle se parent de voiles transparents en dentelles. Elles déambulent façon « défilé de mode » en mannequins filiformes. Elles me rappellent un souvenir de voyage au Mali. Elles me rapprochent des Africains que je côtoie aujourd'hui, des Soudanais et autres migrants, qui eux, n'ont pas de boubous chatoyants mais des chants désespérés qui s'éteignent au fond de la mer bleu-marine, jumelle de la Maudite-terranée. Le soir c'est la fête. Le méchant loup rêve de croquer les gentilles damoiselles venues se détendre entre filles. Dans les bars branchés, les amoureux langoureux se dévorent des yeux. La volupté exacerbée maquille les visages : ils sont doux et lumineux. On se promet amour toujours. L'effusion de tendresse se répand dans les cœurs. Les serments d'amour seront éternels.

            « Il y eut un soir, il y eut un matin.... Et la vie se proposa pour être vécue. »*

            Tout le jour, se prolongent en échos les chuchotements du couple énamouré ; et comme une musique plus claire j’entends aussi les rires et les gloussements des copines et des sœurs réunies autour d’un verre aux Deux Magots ou au Café Glouppe. Hic ! Confidences. Connivences. Les jeunes femmes rêvent tout haut, d’amour, de plaisirs, de voyages. Voyages dans la mer pimpante et bleue de cette Bretagne enfantine que les jumelles n’ont pas oubliée et qu’elles ressuscitent sous un parasol jaune éclatant. Voyages au-delà de cette mer, vers l’Afrique noire, où le couple emporte sa fantaisie ; « Moi en danseuse et mon amoureux comme un funambule circassien juché sur un vélo de course, fantasques. Nos nouvelles amies sont si graves, si sérieuses, dans leurs boubous, et moi si gracile (j’ai troqué, t’en souviens-tu, ma sœur, le kilt de mon enfance pour le tutu du « petit rat ».

            Bien que différents, mais complémentaires, mon amour de toujours et moi, nous nous ressemblons, pas seulement physiquement - même (ou presque) visage crème aux joues roses où perce un sourire de Joconde parfois - mais par nos caractères. Même enthousiasme pour la vie, la joie. Même amour de l’amour. Nous nous regardons, nous nous palpons, nous nous papouillons ; et nous regardons vers le futur, vers nos enfants, vers une continuité dans l’originalité, le rire, l’excentricité. C’est pour cette raison que les serments romantiques prennent chair coquine, nous nous envolons, aériens et terriens à la fois, ou successivement, mais toujours avec humour. Mouvements et lévitation.

            L’important est que la drôlerie domine, et nous chantonnons « avec ma p’tit’ voiture, j’avais l’air d’un con, ma mère » car il ne faut pas se prendre complètement au sérieux, mais il est indispensable de prendre les réjouissances, les jouissances au sérieux ! pour continuer. « Demain la poésie » et même dès aujourd’hui la poésie. Et une petite philosophie portative qui peut durer, diriger toute une vie : « lire, phrase, idéale, recherche, journal. » Qui dit mieux ?

            Les jeunes filles que nous étions avaient trouvé ce viatique, il suffisait de le développer. J’aurais pu dire aussi peindre, couleurs, chair, aventure, expériences. Tout a l’air si simple, en réalité et en images. Et je n’ai pas peur du tournoi des loups, moi qui regarde et qui écoute ton histoire, tes histoires, ravie que nous partagions ces émotions, leurs illuminations. Puisse finir ce jour avec un rire jubilatoire : réconciliation avec le monde. La vie, grâce aux richesses que toi, artiste, tu nous apportes. Je me balade sous les palmiers au bord de la mer bleu-marine, sur la plage ensoleillée.

            D'autres adolescents s'empressent de rejoindre les premiers arrivés. Cette joyeuse bande déborde d'énergie. Ils font la course sur le sable chaud pour gagner le plus vite possible la mer. Ils foncent. A grands renforts de cris, ils se jouent des premières vagues, se laissent flotter, emporter, puis reprenant des forces, s'éloignent un peu plus du rivage, confiants et libres.

 

            J'y vois une métaphore, l'indispensable recours à toutes les joies qui se présentent, et la nécessité de surfer sur les vagues des contretemps, sans se laisser emporter, couler, certain qu'un avenir inopiné, singulier, adviendra demain. Oui, pour ne pas se perdre, s'égarer dans des chemins trop étroits, pleins de ronciers, peut-être seront-ils amenés à s'inventer un parcours plus tortueux, cependant empli de vibrants présages, de lumineuses promesses.

 

            Les observant, un sourire me vient, le même que celui des autres femmes de mon âge, avec un regard maternel semblable au leur. Les réminiscences se bousculent. Je pense à toi, ma sœur jumelle, à nos jeux quand nous étions encore adolescentes, et je sens de nouveau mon corps frémir comme autrefois.

 

            Je marche, les pieds dans l'eau, sans but précis, profitant simplement de la fraîcheur relative de la douce brise marine plus forte que tout à l'heure.Un peu plus loin, sous un parasol orange, une femme se tient debout, face à son chevalet. Ses longs cheveux bruns sont retenus par un bandeau du même bleu égyptien que sa robe en lin, dont le vent agite légèrement le bas. Sereine, digne et concentrée, elle tient dans la main gauche sa palette aux pigments chaleureux et aux subtils mélanges. Le tableau est presque terminé, mais le peintre continue d'une main experte à souligner un trait, révéler un détail, sublimer une expression, et ainsi la scène de la plage croquée devient une poésie intemporelle invitant à s'abandonner pour se libérer, pour consentir, selon les mots de l'artiste elle-même.

 

            Je la regarde travailler d’un peu loin. Je n’ose m’approcher d’elle, de son chevalet. Je ne veux ni casser son rythme, ni son inspiration, surtout pas l’interrompre pendant qu’elle peint. Elle est entièrement absorbée par son œuvre dont les couleurs chatoyantes ne sont en rien outrées. Entre les palmiers, des chats multicolores s’accrochent au paysage, sens dessus dessous. Leur liberté est immense, sans limite même. Et pêle-mêle aussi, deux amants s’en donnent à corps joie sans une once de pudeur. Témoin de leurs ébats sacrés -ou de leurs sacrés ébats- je sens tout mon corps vibrer. Soudain, j’oublie la mère que je suis. Une mère déjà d’âge mûr puisque mes enfants sont déjà adolescents. Je redeviens la femme sauvage que j’ai toujours été sans trop oser la montrer parfois. La louve éprise de violents tournois d’où la plupart des membres de la meute ne sortent pas vainqueurs.

            Mes babines se retroussent et mes canines pointues s’apprêtent. Serais-je une louve-garou ? Du moins, je pourrais bien le devenir. Un poil long et gris me pousse sur tout le corps. Mes yeux jaunes en oblique brillent comme deux soleils. Je ne crains rien. Ennemie publique des siècles durant, je fais aussi partie des races animales protégées. Je suis une louve solitaire, prête à chasser, en embuscade derrière l’artiste qui ne se doute de rien. Télépathie, peut-être ? Autour du couple enlacé, des palmiers, des chats qui vivent à l’envers, elle esquisse deux ou trois silhouettes de loups noirs, tout sourires dehors. Je suis l’épouse fidèle du chef de ma petite meute, la mère attentionnée d’une demi-douzaine de louveteaux. Je suis toujours restée à ma place. Mais aujourd’hui, le sang bouillonne dans mes veines. Rien ne m’arrêtera.

            Je sens bien que je vais hurler. Sur la plage, personne ne fait attention à moi. Je ne représente aucun danger. Et pourtant, j’ai la rage. La rage de vivre, d’aimer, de maintenir en moi une inextinguible jeunesse. Laissant le peintre à son œuvre, je fonce bientôt vers la mer dans laquelle je me jette avec bonheur. Une louve est une bonne nageuse. Alors, je nage, loin du rivage, très loin. Et de si loin, les autres baigneurs et ceux qui s’ébattent ou se reposent sur la plage ne sont plus que de tout petits points, à peine décelables. De là où je suis, elle n’existe plus. Tranquille, la louve devient poisson. Requin peut-être, armé de dents solides, aussi solides au moins que celles des loups. Les dents de la terre se font dents de la mer. Ne serais-je plus qu’une vaste tenaille redoutable ?

            Je reviens lentement vers le bord, savourant chaque mouvement et chaque mue car j’ai l’impression que dès que je bouge, je me transforme en un nouvel animal marin. Quand j’atteins le rivage, je me laisse mollement rouler sur le sable. Les quatre fers en l’air. Je suis à nouveau louve, une louve à la mâchoire rouge, aux babines souriantes.

            Mon sourire s’élargit à la vue des regards terrifiés que je croise. Ils ont peur de celle que je suis devenue. Je marche maintenant à quatre pattes, ma longue queue touffue caressant les algues derrière moi. A tout petits pas, je rejoins l’artiste qui n’a pas renoncé à peindre. Peu de changements au niveau du dessin depuis mon étrange transformation. En revanche, les couleurs ont pris de la force. Elles chantent sur la toile, éclatantes de joie. La matière a changé, elle aussi. Je ne saurais dire en quoi. Des adolescents passent près de nous en se bécotant. Ils n’ont remarqué ni l’artiste et son œuvre, ni la louve embusquée. Tout à coup, le peintre se retourne et m’aperçoit. Elle tend la main vers moi, m’attire, me flatte du regard et du bout des doigts. Elle n’a pas peur de moi. Elle me sourit et reprend sereinement son travail jusqu’au moment où une jeune femme à la longue blouse blanche souillée de peinture se rapproche de nous. Aucune trace de peur chez elle non plus. Elle caresse mon doux pelage au passage et s’adresse à l’artiste dont j’admire le talent.

-          Claudine, j’ai besoin d’aide et Amélie aussi. Mes couleurs sont trop ternes et mon dessin s’affaisse. Pourrais-tu nous donner un coup de main ?

-          J’arrive, répond Claudine sans impatience. Tu viens, le loup ? ajoute-t-elle en se retournant vers moi. Mes stagiaires m’appellent, mais tu as le droit de m’accompagner. Tu es des nôtres, non ?

 

*Extrait de Anthologie, préface et textes choisis – Jean-Marie Le Goff in Résonances Singulières – Claudine Loquen