Ecrire à partir d’œuvres peintes et sculptées

 

 

Les textes qui suivent ont été écrits à partir des œuvres présentées au salon d’automne 2014 à Elbeuf-sur-Seine. Après une visite et une prise de notes au fil du Salon, Dominique Brossard, Patricia Lefebvre, Bernadette Marion, Bruno Boscher et Elisabeth Le Borgne sont allés écrire un texte en prose chez les Robin des Bios où ils ont reçu le meilleur des accueils…

 

 

Pourquoi m’avait-on incarcéré dans cette prison entourée d’une double muraille ? Etait- ce le jour où des hommes en noir étaient venus arrêter ma jolie maman dont la voix cristalline enchantait pour moi le monde ? Mon père était disparu un mois plus tôt. Disparu … Par une nuit glacée où, sur une paillasse envahie de puces, je ne sentais plus les démangeaisons car la voix de maman chantait en moi, douce et chaude, j’entendis soudain  une déflagration. Que se passait-il ? Une pluie de ferraille semblait s’abattre sur les bâtiments de cette sinistre geôle et peut-être même sur les champs et la ville voisine. Et puis, une accalmie et, dans ma tête, un trou noir. Le sentiment de me réveiller après un cauchemar. Je passai ma main sur mon front douloureux et compris tout de suite qu’il était ensanglanté. Autour de moi, des ruines et des ruines.

 

 Quand j’osai sortir de ma cellule dont les murs étaient béants, toute vie semblait éteinte autour de moi. Je m’engageai sur une route verglacée, encombrée de véhicules abandonnés et, après de longues heures de marche épuisantes, j’arrivai sur un rivage solitaire. Nul bateau ne naviguait sur la mer où les vagues roulaient rageusement d’étranges algues qui semblaient vouloir les étouffer comme des boas, le cou d’explorateurs leur disputant un territoire. La plage était entièrement recouverte d’éclats de bois évoquant de multiples naufrages. Je m’efforçai de poursuivre mon chemin de croix, trébuchant souvent, tombant parfois. A coup sûr, c’est là que la mort m’attendait. Je m’étendis et je criai : « Maman ! »

 

         Sa voix se mit à chanter une rivière aux calmes eaux qui emmenait le voyageur vers des pays heureux. Elle m’avait appris les paroles de ce lied que je connaissais par cœur. Je me relevai, regardai devant moi. Je n’en croyais pas mes yeux ! Etait-ce un mirage dû à la faim, à la soif, à la fatigue ? Non loin de moi, je distinguais l’embouchure d’une rivière. Une barque reposait sur les berges. Je m’y embarquai et saisis les lourdes rames. Je les enfonçai dans une eau sale et boueuse bien peu engageante, le flot paraissait immobile, paralysé. D’étranges fumées noires s’élevaient sur les berges. Comme par magie, elles se transformaient très vite en fougères, en feuillages géants, en arborescences évoquant les effets du givre sur les carreaux les jours de gel, mais en négatif. Spectacle d’une sombre splendeur ! Si beau qu’aucune angoisse ne pouvait m’étreindre tant j’étais saisi d’admiration. Mais les rames restaient bien lourdes, alors j’entonnai une barcarolle dont les couplets célébraient une ville dorée flottant sur l’eau. La barque fila, la rivière s’élargit et je débouchai sur un vaste lac survolé de grands papillons noirs. Leurs ailes faisaient vibrer l’air, me murmurant quelque chose à l’oreille. Je crus comprendre ou entendre : « Quitte ces lieux maudits ! Va donc de l’avant ! » Mais hélas ! L’épuisement aurait bientôt raison de moi. Je m’entendais murmurer plutôt que chanter les mêmes mots : « Ville dorée, ville dorée … » et tout s’évanouit. J’avais sombré dans le sommeil ou dans une longue léthargie.

 

Quand je m’éveillai, (étais-je vraiment éveillé ?),  j’eus le sentiment d’avoir dormi des années. J’avais perdu la notion du temps. Qui étais-je ? Où étais-je ? Une profusion de fleurs envahissait mon regard. Elles balançaient leurs tiges flexibles sur mon front, sur mes joues, sur mes mains qui frémissaient sous leurs caresses veloutées, caresses de toutes couleurs et de toutes nuances. Parfois, je discernais deux drôles de fleurs rondes qui semblaient me fixer curieusement. N’étais-ce pas plutôt deux grosses billes de verre ? Et voilà que, tels les yeux d’un crabe apeuré, tapis sous les varechs et qu’on saisit entre les mains, ces billes ou ces yeux se mirent à rouler en tous sens. J’éclatai de rire ! Mon rire m’étonna comme un phénomène oublié. Mais je fus encore plus étonné quand surgit devant moi un étrange personnage au regard fou, tout de rouge vêtu. D’une voix de fausset, il se présenta : « Je suis Merleau, le plus puissant des magiciens, et voilà mes instruments qui font des merveilles : ma baguette magique et ma braguette magique ». Baguette, braguette, ces mots sans doute attachés pour moi à un univers de mâtons et de forbans brutaux, me rappelant quelques douloureux  sévices, firent naître en moi, un instant, un pénible malaise, mais mon regard se porta sur le  curieux objet  qu’il portait sur le bas ventre. Cela tenait du coquillage habité par un vulnérable mollusque ou d’un rapiéçage peu ordinaire. C’était maintenu par un contour de multiples boutons de chemise méticuleusement cousus. Il eut un énorme rire de satisfaction qui agita son ventre, et tous ces boutons, tels des grelots. «  Ah ! Tu  admires ma braguette magique ! » Cet objet dérisoire aurait plutôt mérité le nom de braguette comique et l’on sait que le comique est souvent mêlé au tragique ! ... Il reprit : « Ce sont les costumières du cirque qui l’ont confectionnée. Ah ! J’aimais ces petites mains. Tu vois autant de boutons que de petites mains. Chacune m’a laissé un souvenir ! Quelle adresse elles avaient mes cousettes, mes lisettes, mes conquêtes ! Ah ! J’en ai semé des graines fertiles, et des qui poussent en un clin d’oeil ! Ces fleurs magnifiques qui nous environnent sont mon œuvre et je n’en suis pas peu fier ! Je percevais des rires sous les tonnelles … Ses yeux fous roulaient de plus belle, et je me demandai s’il venait d’un cirque ou d’un asile de fous. Médusé par l’incongruité de ladite braguette magique et les élucubrations de ce fanfaron,  j’éclatai de rire. Il se mit à rire aussi. Plus il riait, plus je riais et plus je riais, plus il riait. A mesure que nous riions ensemble, une délectable euphorie me gagnait. Décidément, ce joyeux fou plein d’imagination méritait qu’on fasse partie de ses amis.

 

Il voulut encore m’émerveiller : « Viens avec moi ! Je vais te montrer la plus belle statue que tu aies jamais vue. De la pierre vivante ! Et quelle grâce ! Pas étonnant, c’est une danseuse, que j’ai voulu posséder, alors je l’ai pétrifiée dans son plus beau mouvement. Dans son regard, je lis beaucoup d’amour et de reconnaissance de l’avoir éternisée ainsi, au sommet de sa gloire. En son honneur, pour que tous puissent l’admirer, j’ai ouvert des allées bordées d’œillets qui conduisent jusqu’à elle. » A l’angle d’une plate-bande, il s’arrêta : « Elle n’est plus là ! Ce n’est pas possible ! Elle n’a pas pu s’enfuir ! Quelque rival jaloux me l’aura séduite et enlevée ! Baguette ! Braguette ! Rendez-la moi ! Au travail ! Allez ! Obéissez ! … Elles ne m’obéissent plus ! Je n’y comprends rien. Quelle contrariante surprise ! Moi, Merleau ! On veut me faire passer pour impuissant ! Mais ! J’aperçois Camille ! Il a l’air en plein travail ! Qu’est-ce qu’il fait dans le coin ? Il range ses pinceaux, sa palette, à notre arrivée. Bizarre ! … Bonjour, Camille ! T’as fini ta journée ! Qu’est-ce que t’as peint aujourd’hui ? Ah mais ! C’est ma statue ! Tu m’as volé mon chef d’œuvre ! « Camille se mit à rire. Déconcerté, Merleau se mit à rire aussi, d’un rire  gêné comme s’il était pris en faute. Son regard s’attardait sur le tableau d’un air de rancune. Camille poursuivit : « Qu’est-ce que tu racontes encore ? » Et se tournant vers moi, il me chuchota à l’oreille : « Autrefois, dans un cirque, il étonnait des centaines de spectateurs par ses tours de magie. Hélas ! Sans doute depuis la catastrophe, il les a tous oubliés. Parfois, il se prend pour Merlin l’enchanteur, parfois il veut simplement faire croire qu’il en a les pouvoirs. » Comme s’il voulait ramener Merleau à la raison, il dit : » Ecoute, Merleau, la danseuse étoile, je l’ai peinte de mémoire ici, parmi le parfum des œillets qui stimule mon inspiration. Intrigué, je regardai le tableau à mon tour. Camille commenta : « Je l’ai représentée telle qu’elle s’imagine et se ressent, comme pétrifiée, réussissant à peine à faire quelques pas pesants, tandis qu’elle fait tomber, à ce qu’elle croit, de lourds cubes de béton après elle. Devant, elle voit s’élever dans le ciel de grosses bulles de cristal, images d’une légèreté à jamais perdue. Quel choc a pu la conduire à une situation aussi navrante ? En la représentant ainsi, j’ai essayé de prendre son mal. » Merleau s’écria : « Dis plutôt que tu as voulu la posséder par ta toile magique ! » Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, je me sentais possédé par une autre magie. La beauté émouvante de cette infortunée danseuse, victime d’un traumatisme ou d’un sortilège fit sur moi l’effet d’un coup de foudre. « Mon dieu, qu’elle est belle et attendrissante ! Que j’aimerais la rencontrer ! Que j’aimerais l’aider ! Je l’aiderai ! Je lui chanterai des sarabandes et des tarentelles, des valses et des mazurkas endiablées, sur tous les tons, et avec tant de passion que ses pieds, que ses bras, que tout son corps frémiront du désir de danser. » « Tu la mérites ! » Camille me tendit son tableau. » Tu le lui offriras ! Unissons nos efforts pour la sauver ! Allons vers elle ! Vois-tu la jolie chaumière couverte de glycines ? C’est là qu’elle se repose. »

 

         Sur le seuil de la maison, se tenait un jardinier, une corbeille pleine de fleurs mauves au bras. Il avait le visage de mon père mais il était  plus vieux, et plus serein. Mon cœur battait, je me sentais plein d’exaltation. Il  me regarda et eut un sourire plein de confiance et de bienveillance. « Elle dort, reviens demain ! »

 

         Nous nous éloignâmes ensemble mais je préférai rester seul à rêver. Devant moi, s’étendait un grand lac doré au-dessus duquel moussaient des vols de papillons blancs en un étourdissant ballet. Et leur répondant en harmonie, des papillons rouges égrenaient de beaux accords. Mais non ! Ce n’étaient pas des papillons, c’étaient des coquelicots ! Nous étions en juin. Promesses de moissons fécondes, les épis murissaient sous un soleil ardent, ardent comme mon cœur amoureux ! O ma beauté ! Je te donnerai à voir tout cela ! Je te prendrai dans mes bras, je t’élèverai vers le ciel et, regardant les alouettes voler très haut à se perdre dans les nues, tu te sentiras légère, légère ! Puis nous danserons tous les deux jusqu’au vertige.

 

         J’entendis un rire. C’était Merleau. Es-tu pétrifié ? Ça fait un temps fou que tu restes là sans bouger. Viens voir, les colombes sont revenues ! Elles roucoulent dans le grand tilleul qui exhale tous ses parfums. Que de nids à venir ! Au cirque, j’ai beaucoup travaillé avec elles. J’en avais apprivoisé quelques-unes. Ensemble, nous faisions des tours de magie qui déchainaient un tonnerre d’applaudissements. Nous étions de parfaits complices. La disparition de l’espèce m’a fait perdre tout repère et je n’ai plus rien maîtrisé. Ce disant, il arracha en riant la dite braguette magique et la lança en l’air en riant. Je le regardai. Il avait les yeux pleins de visions, prometteuses de beaux spectacles à venir. Je ramassai la braguette magique. Je me disais : «  Je vais la faire encadrer et je l’accrocherai auprès d’œuvres contemporaines étonnantes, dans la plus belle pièce de la demeure où j’installerai mes amours. Et, mon étoile, je te réserverai chaque jour d’autres jolies surprises. »

                                                                                                                                                       

                 Marion,  Novembre 2014

 

 

*

 

 

Rouge

 

Rouge est la souillure sur la toile blanche. Elle n’aurait pas dû étaler le rouge en premier, mais elle aimait ce sang qui ne ternissait jamais. Le sang en tube demeurait à jamais profond, onctueux et sensuel. Elle se souvint de ses genoux d’enfant, couronnés d’auréoles éclatantes qui dans les jours suivant la chute ternissaient et viraient au marron sale.

 

Elle regarda de nouveau la toile et reposa le pinceau.

Lisa, Pauline, Suzanne Kerdranvat ne peindrait plus jamais.

 

Depuis toujours, son toujours à elle, lorsqu’elle arrêtait une décision importante et irréversible, elle parlait d’elle à la troisième personne en citant son patronyme en entier, comme pour tenir à distance d’elle-même ces décisions, de ne pas en être tout à fait responsable.

Son toujours personnel avait débuté à la sortie des limbes de l’enfance, à un âge qu’elle situait vers trois ou quatre ans. Au moment où la certitude qu’elle serait à jamais seule, que nous sommes tous à jamais seuls, avait pris racine dans sa conscience.

 

Elle observa de nouveau la toile puis la retourna contre le mur. Méticuleusement, elle prit le marteau suspendu au panneau d’outils au-dessus de l’établi, panneau sur lequel son père avait tracé le contour de chaque outil avec un feutre écarlate ; elle tenait de lui cette méticulosité.

Avec adresse et précision, elle donna deux coups secs sur chaque clef du châssis pour retendre la toile. Deux coups secs comme à chaque fois qu’elle débutait une œuvre, comme une espèce de sanctification. Elle raccrocha le marteau et regarda les toiles apprêtées à l’avance, au nombre de sept comme toujours, son toujours à elle. Dès qu’elle en posait une sur un de ses chevalets, elle en préparait une autre…  Encore un héritage de son père.

 

Un étrange mélange de rigueur et de fantaisie, son père, comme si tout au long de sa vie il avait cheminé sur une ligne de crête, funambule créatif.

C’était elle désormais qui travaillait dans l’atelier qu’il avait construit de ses mains. Des mains carrées et trapues qui maniaient les outils, les pastels et le sécateur avec plus de légèreté qu’une dentellière son aiguille. Appuyé contre la maison, face à la lumière du nord, et flanqué sur trois côtés de baies vitrées qui surveillaient le jardin, l’atelier était son havre de grâce, son havre de paix. A chaque coup de boutoir du destin, elle s’y retrouvait,  dans tous les sens du terme.

 

Elle laissa son regard couver l’extérieur en s’arrêtant sur chaque arbuste, chaque massif explosant de lumière. Elle connaissait le nom de tous les végétaux, de toutes les fleurs, héritage de son père encore. Dès qu’il plantait, il lui indiquait le nom en français et en latin au cours d’une curieuse cérémonie rituelle, son Panthéon personnel déclinait l’animisme, le païen et le scientifique avec la même ferveur.

Elle pensa, elle y pensait souvent, à son fils exilé en mer du Nord sur une plateforme offshore. A chaque fois qu’elle lui écrivait, elle glissait dans l’enveloppe des pétales vermillon qui détonnaient dans cet univers masculin de vent, de bruit et d’acier. Elle aurait préféré, même si elle avait un peu honte de se l’avouer et qu’elle n’avait jamais osé le formuler à haute voix, elle aurait préféré une fille. Une fille qu’elle aurait appelée Rose ou Garance. Va-t’en trouver un nom de fleur ou de couleur pour un garçon…

Alors elle avait choisi Adam, parce qu’elle avait lu quelque part que ce Dieu en lequel elle ne croyait pas avait façonné le premier homme dans une terre rougeâtre. A l’âge où les enfants ouvrent leurs ailes et prennent leur essor, Adam avait délibérément choisi de rompre avec la tradition quasi séculaire de la famille. Avec détermination, presque avec obstination, il s’était détourné de la peinture pour défricher un champ d’équations, de théorèmes, de postulats. Ingénieur, major de sa promotion. Elle n’en était ni fière ni honteuse, ni même indifférente … Il n’y avait pas de mot ou bien elle ne le connaissait pas pour définir ce qu’elle éprouvait pour cet enfant si proche et si lointain. De l’amour ? Oui sans doute, mais pas uniquement de l’amour.

 

En souriant elle se dit que sa vie, qui avait déjà franchi le milieu du gué, était encaissée entre deux rives masculines escarpées, son père et son fils.

De cet homme avec lequel elle avait conçu Adam au cours d’un de ces voyages de solitude ne lui restait aucune image. Elles avaient été à jamais dévorées par le passé de sa vie qui, à mesure qu’elle vieillissait se transformait en à-pic vertigineux dans lequel tombaient sa force et sa beauté. Etonnamment, elle qui accordait tant d’importance à la couleur n’en conservait aucune de cette nuit là. Une nuit animale, une nuit de grands fauves, une nuit où les becs, les griffes et les crocs scarifient à jamais les chairs des amants de passage. Une de ces nuits qui ne laissent au matin que l’odeur épicée de la sueur et des ébats, qui ne laisse au matin que le goût âcre et cendré d’une ultime défaite. Du père d’Adam lui restaient cette odeur et ce goût.

 

Avec la même certitude qui avait motivé sa décision d’arrêter de peindre, Lisa, Pauline, Suzanne Kerdranvat reposa la toile à peine débutée sur son chevalet préféré.

Pierre passerait peut-être ce soir… Peut-être aurait pu être son nom de famille ; Pierre PEUTETRE, en un seul mot, lui aurait parfaitement convenu. Etrange alchimie entre ce prénom monolithique, ce prénom de fondation, ce prénom de certitude absolue et cet homme d’écume floue.

 

Septembre, son mois préféré, Adam était né en septembre, le 25, mais elle aimait ce mois depuis bien avant lui. Elle aimait ce mois depuis son toujours à elle. Un mois de lumière, le dernier de l’année, un mois de parfums fanés. Un mois entre parenthèses, semblable à sa vie circonscrite par deux hommes.

Un mois où les promesses de l’été se mouraient avant l’immobilité de l’hiver.

C’était l’heure de boire, un vin léger de Loire, rouge comme il se doit.

Méticuleusement de nouveau, elle décrocha un autre outil du panneau si bien ordonné, un outil d’ébéniste qu’elle trouvait fascinant, un outil  qui l’attirait et la repoussait en même temps. Un outil qu’elle n’avait jamais touché, même du vivant de son père.

Elle posa la toile sur le sol et d’un geste sec et précis elle se trancha les veines du poignet gauche.

Rouge, le sang bondit comme un animal longtemps contenu et submergea les aplats d’huile sur la toile inachevée. En souriant elle songea qu’elle n’aurait pas le temps de le voir se ternir cette fois.

Comment s’appelait cet outil… Comment s’appelait-il déjà ?

 

La dernière impression qu’elle perçut fut musicale, une chanson de Nougaro que son père écoutait en travaillant. Une chanson qui disait une enseigne au néon…

Fugacement, elle se dit que peu de mots dans la langue française riment avec rouge.

Il y avait bouge et puis… Gouge…

Une gouge c’est ça, cet outil était une gouge.

Elle qui aimait tant l’éblouissante générosité du rouge mourut avec dans le regard la tristesse glacée et désespérante de l’acier gris.

 

Bruno Boscher

 

La Londe le 22 novembre 2014

 

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L’enfant ramait sur un large fleuve jaune. Autour de lui, le paysage se craquelait. Il regardait droit devant lui et pagayait sans s’en apercevoir. Les traits de son visage semblaient dilués comme s’il n’avait plus d’yeux, ni de nez, encore moins de bouche. La barque avançait doucement, paresseusement, comme à regret. Elle serait bien restée là où elle était, au pied d’un tout petit village où les gens vivaient une vie pas toujours rose, mais simple et naturelle. L’air était sec. Il n’avait pas plu depuis très longtemps. C’était d’ailleurs à cause de cette sécheresse que les récoltes s’étaient perdues et que les villageois avaient fini par quitter les lieux les uns après les autres, tous sans bagage car il ne leur restait plus rien. Nombre d’entre eux étaient morts de faim d’où la fuite des survivants. C’est ainsi que l’enfant était devenu orphelin et qu’il avait un beau jour enjambé la première barque qui lui était tombée sous les pieds.

 

Il avançait sans a coup, sans voir ce qui l’entourait. Son estomac était plus que creux. Il n’avait même plus la force de rêver. Il avançait. Il ne savait pas où il allait. Il ne savait pas où aller. Quelque part au loin, des coqs se battaient. L’enfant ne leur accorda aucune attention. Il pensait à sa vieille masure abandonnée et à la vieille baignoire transformée en bateau, histoire de se donner l’illusion de… Même le chat, habituellement perché au sommet d’un vieil escabeau avait mis les voiles. Il ne l’avait jamais revu.

 

Au fin fond de sa mémoire, il retrouvait le chemin boueux que la neige recouvrait dès l’arrivée de l’hiver. Il n’était désormais plus qu’un souvenir. Jamais l’enfant ne le reverrait. Quelquefois, sur ce même chemin, il croisait au début de l’été de curieux personnages filiformes perdus dans les herbes folles. Etaient-ils bien réels ou seulement les fruits de sa fertile imagination ? Leurs ombres s’étendaient parfois très loin. L’enfant ne leur avait jamais parlé. Eux ne parlaient pas non plus. Ils riaient en se taquinant. (A suivre…)

 

Elisabeth Le Borgne

 

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